(Note de lecture), Gabriel Zimmermann, Depuis la cendre, par Tristan Felix

Par Florence Trocmé


Le mort qui chante

Pour son troisième opus chez Tarabuste, Gabriel Zimmermann choisit d’écrire « depuis la cendre ». Est-ce élan d’écriture suscité par la mort de l’ami si proche ? Plus mystérieusement, les poèmes sont eux-mêmes enfantés par la cendre, comme une émanation, presque une dictée du défunt. La poésie s’origine dans le discours avec les morts, avec les dieux aussi, toujours avec un au-delà de soi - fût-il immanent comme c’est le cas ici - tellement étrange que seule la forme du poème peut espérer récupérer dans son urne une familiarité, une intimité, un dernier souffle qui dans la mémoire et dans l’ouïe du lecteur disperserait une poudre de vie. Le recueil s’inscrit dans la très ancienne tradition du « tombeau » mais il en ouvre largement les portes puisque, dès le seuil, parle le mort au poète : « Promets-moi … » et sur le point de nous quitter, le poète dit : « Et c’est ici que la mort finit. » Les stances ont réussi à finir la mort, à faire naître « une faim de lumière ». On ne peut vaincre une absence mais les mots, lorsque prosodie et cadence consonnent avec le manque, sont des talismans qui possèdent le cœur tant ils gardent la tiédeur de l’être aimé. Ainsi :
« On entend mâcher. Dans les boxes.
Le jour n’a qu’un sursaut face à la nuit
Et pendant que l’air gifle et gerce les hommes,
Ils ont, dans leur cloison en bois, le regard immense
Et effaré des mourants. »
Le vers libre ne conserve pas la mémoire de la forme fixe, du moins disperse-t-il en tous les règnes une absence rendue au monde, à l’humus, aux chevaux, aux cerfs, aux loups, aux noyés, aux enfants, aux étoiles, aux billes qui se brisent, aux jouets de l’enfance, et épouse-t-il la légèreté de la cendre qui n’est plus organiquement affectée à un seul être et ignore tout de la sépulture qui arrime le corps.
Sur la droite ou sur la gauche, parfois sur les deux faces, remontent à la surface, comme des cercles de L’Enfer de Dante (ce texte qui a tant impressionné le poète), de très courts poèmes comme des doutes âprement gravés sur la page, des apnées de la langue qui nous ont semblé retenir l’âcreté de la douleur en des termes d’une grande densité - qu’il faut bien libérer face au cancer :
« Massive/ La science acquise / De l’éclipse »

« Pendant que déferle/ La/ Forêt mentale »
« Palper l’écharde/ Puis étudier le trajet/ De la chair meurtrie »
« Guéable/ Ce passé ? Enjamber l’enfer / Puis remarcher d’un pas régulier ? »
Cet émouvant recueil invite non à la plainte amoureuse, propre à l’élégie, mais au chant vagabond qui traverse l’espace de la vie pour tenter d’en rassembler l’épars. La langue de Gabriel Zimmermann ne se brise pas à tort et à travers, ramenant une seule et maigre couverture à soi comme il se lit si souvent dans la poésie-loft* dite moderne, qui semble avoir rompu tout lien avec le pouvoir magique des mots au profit de ce fastidieux « cri » narcissique. Elle ne s’englue non plus dans nul salmigondis philosophique ou pseudo-surréaliste. Elle part d’un verbe classique pour, en cheminant aux côtés de l’ami perdu, tenter de « Perpétuer les défunts/ Avec ce que peut la voix/ Avant de s’éteindre ». Car elle bute parfois sur un caillou, « scandale » de la conscience, éclipse ou énigme que les poèmes en italiques révèlent. Ce qui est troublant ici c’est que la voix du poète épouse celle du défunt, l’accompagnant littéralement, comme si venait de s’effacer la frontière entre le vivant et le mort.
Ne serait-ce alors le mort qui chante, celui à qui le poète a enfin rendu la voix ?
Tristan Felix
Gabriel Zimmermann, Depuis la cendre, éd. Tarabuste, 2018, 103 pages, 14 €
*Comme ces recueils dont les poèmes sont constitués de vers de 1 ou 2 syllabes et de 2 ou 3 vers par pages, un peu comme ces nouveaux magasins chics qui présentent 5 tee-shirts dans un espace de 100 m2.