Centre de gravite et conflits asymétriques.

Par Francois155

Sabre de bois !

Piqué au vif par l’une de ces innocentes taquineries que votre serviteur se permet parfois, l’ami Olivier Kempf réplique en semant un vent de panique dans nos esprits stratégiques (trop) bien ordonnés. En effet, à peine l’avais-je dans ces pages qualifié de « clausewitzien en diable », et voulant sans doute couper court à toute affiliation trop nette avec le Maître prussien, mais aussi un peu par esprit de contradiction (ce qu’il avoue d’ailleurs lui-même avec malice), que notre géopolitologue préféré met aussi sec le mortier en batterie et expédie un pélot de 82 bien placé sur l’un des concepts clés de Carl, le Centre de Gravité (CDG) ! Celui-ci branle, mais ne succombe pas, car le coup n’était que de semonce ; un avertissement sans frais, donc, mais qui fait son effet.

Apprenant dans le même temps, par le truchement de Joseph Henrotin, son confident ici-bas, que ce bon Carl, toujours aussi vert malgré son état, vient de faire son « coming-out » Surcouffien, s’exposant de fait à la vindicte de certains décideurs pas trop coulants ces derniers temps, je ne peux me résoudre, âme simple, à le voir ainsi maltraité. Aussi, courageux et sans doute trop téméraire, je sors de ma tranchée pour m’en aller défendre le théoricien menacé.

Bon, disons plutôt, moins lyriquement et plus sérieusement, que je profite de cette occasion pour revenir sur le concept de centre de gravité…

Commençons par le définir : selon le manuel, le centre de gravité est la « source de puissance, matérielle et immatérielle, de l’adversaire d’où il tire sa liberté d’action, sa force physique et sa volonté de combattre ». Alors que Clausewitz est unanimement reconnu comme un précurseur permettant, encore aujourd’hui, de comprendre et de penser la guerre et sa nature intrinsèque, ce en quoi il n’est pas contesté, le concept de CDG va plus loin en proposant une façon de conduire la guerre.

Pour ce faire, une démarche analytique en cinq étapes est nécessaire :

1. On détermine le ou les centres de gravité de l’adversaire.

2. On recherche les capacités critiques qui confèrent son importance au centre de gravité.

3. De cette observation, on déduit les besoins critiques, c'est-à-dire les conditions de l’existence de ses capacités critiques.

4. Par l’analyse, on dégage quelles sont les vulnérabilités critiques, c'est-à-dire les besoins critiques qui sont les plus susceptibles de subir une destruction ouvrant sur des effets puissants contre le centre de gravité.

5. En parallèle, on conduit une réflexion similaire sur son propre système de force afin de préserver ses propres centres de gravité, en renforçant et en protégeant justement ses vulnérabilités critiques.

Voilà, très sommairement exposée[i], la conduite de la guerre selon le centre de gravité. Précisons que le développement ci-dessus, s’il est valable sur le plan stratégique, peut ne pas forcément avoir la même valeur sur le plan tactique. Yakovlevien en diable, je suis, pour ma part, plus sensible à l’effet majeur dans le cadre de l’action tactique, mais c’est une autre histoire[ii].

Examinons maintenant de plus près l’argumentation interrogative, et pertinente, d’Olivier : le CDG est un excellent concept dans le cadre des guerres « classiques » (symétriques et dissymétriques), mais s’applique-t-il aussi bien que cela dans le contexte actuel des conflits asymétriques, en particulier compte tenu des orientations doctrinales qui sont les nôtres aujourd’hui ? En clair, l’effet final recherché (EFR), dans les opérations de stabilisations actuelles, est-il suffisamment bien défini par les autorités politiques pour qu’on puisse décemment employer le CDG à bon escient ? A l’évidence, non, et le développement final de son billet est explicite sur ce point : l’EFR, tel qu’il est aujourd’hui (mal) conçu dans les opérations asymétriques, est bien trop vague pour permettre un emploi optimal du CDG.

Pourtant, ayant dit tout cela, quelques questions, moi aussi, me taraudent…

D’une part, pour que le CDG fonctionne correctement sur le plan stratégique, il faut que tous les acteurs de la trinité étatique consentent, justement, à sa mise en œuvre. A savoir, que les politiques définissent des objectifs concrets et atteignables pendant que les populations dont sont issues les armées ingérantes acceptent de payer le prix, souvent élevé, de cet engagement. Autrement dit, si les militaires s’en vont, handicapés par des directives politiques vagues émises par des décideurs eux-mêmes peu surs du soutien de leurs administrés, inutile de concocter des doctrines superbes : le résultat sera, au mieux, bancal et incertain. Vous pouvez déployer, au Kosovo ou en Afghanistan, des milliers d’hommes et des tonnes de matériel, si vous ne savez pas quel est exactement et précisément le but poursuivi, cela ne servira pas à grand-chose sur le long terme, et toutes les bonnes réflexions analytiques du CDG ne serviront à rien.

D’autre part, je m’interroge pour savoir si, dans la doctrine française actuelle, la stabilisation est bien l’EFR… En effet, nous connaissons tous le triptyque : intervention, stabilisation, normalisation. L’intervention, c’est facile, du moins à définir et à comprendre : on rentre en force sur le théâtre en distribuant moult coups de pieds aux derrières des inconscients qui voudraient s’opposer à nous jusqu’à les avoir réduit à une portion congrue dont le reliquat est contraint de s’éparpiller dans la nature pour espérer survivre. Après ce préambule indispensable, la stabilisation, longue et incertaine, peut commencer. Mais, et c’est bien là le problème : ce genre d’opération, on sait comment ça commence, mais quand cela finit-il exactement ? N’est-ce pas plutôt la normalisation, l’EFR, et non la stabilisation, état vague et incertain qui peut, c’est d’ailleurs ce qui le rend si dangereux, basculer d’un moment à l’autre du calme apparent à la violence la plus rude ? À cela, je n’ai pas de réponse, mais je m’interroge…

Pour en revenir au CDG dans les conflits asymétriques, et à la validité du concept pour conduire ce type de guerre sur le plan stratégique, j’aurai tendance, peut-être naïvement, à lui conserver ma confiance si, et seulement si, il est correctement compris et appliqué par tous les membres de la trinité étatique, avec tous les efforts et sacrifices que cela induit. Après tout, mais ce n’est qu’une intuition que je développerais peut-être une autre fois, n’est ce pas ainsi que les colombiens ont agi pour porter leurs coups les plus rudes aux Farc ? Pour rester dans le registre des guerres contre-insurrectionnelles, Vincent Desportes cite l’exemple, bien connu, de la lutte menée par les Britanniques en Malaisie sous l’angle du raisonnement CDG et il est plus que convaincant…



[i] Pour un développement plus exhaustif sur le concept de CDG, voir Vincent Desportes, « Comprendre la guerre », p328 à 350.

[ii] Pour plus d’explications sur l’effet majeur selon Michel Yakovleff, voir mon billet sur ce thème.