Interview d'Eric-Emmanuel Schmitt (3)

Publié le 07 novembre 2018 par Eric Acouphene

Quelle est la part du philosophe et du croyant aujourd’hui ?
Je dirais qu’on ne passe jamais de l’un à l’autre, ils coexistent. Si vous me demandez aujourd’hui : « Est-ce que Dieu existe ? » Le philosophe vous répond : « Je ne sais pas ». Le croyant va ajouter : « Je ne sais pas, mais je crois que oui ». Si vous demandez la même chose à mon ami André Comte-Sponville qui est athée, il va vous répondre : « Je ne sais pas, mais je crois que non». Et puis, il y a une autre solution : « Je ne sais pas et je m’en moque ». C’est l’indifférent. Il y a donc trois façons d’être : le croyant, l’incroyant et l’indifférent. Mais qu’ont-ils tous en commun ? L’ignorance. Nous sommes tous frères en ignorance. On ne sait pas, on ne peut pas affirmer.
Plus on crée, plus on devient créateur
On peut juste témoigner d’une façon d’habiter le mystère, d’habiter le monde, en disant :
« Je fais confiance au monde », c’est le croyant. « Je ne fais pas confiance au monde », c’est l’incroyant. « Je suis indifférent à l’essence du monde et je fais mon chemin tout seul », et c’est l’indifférent. En fait, le croyant n’a pas succédé au philosophe, les deux existent ensemble en disant des choses différentes, mais qui ne s’excluent pas. Le philosophe reste agnostique, car c’est la seule position du philosophe. Si l’existence ou la non-existence de Dieu se décidait philosophiquement, cela ferait longtemps qu’on le saurait. Il y a des arguments en faveur de Dieu et des arguments en faveur de la non-existence de Dieu. Dans le champ de la raison, dans le champ du savoir, on n’arrive pas à décider. Donc, le philosophe reste agnostique. Et joint à lui, l’homme dit : « Je crois que oui, je crois que non ou je m’en moque ». Au fond, il s’agit de ce que j’ai appris par la croyance : ne pas réduire la vie de l’esprit à ma vie intellectuelle. La vie de mon esprit ne se réduit pas à ma vie intellectuelle. Il doit s’y ajouter une vie spirituelle. Et maintenant, cette vie spirituelle est complètement interpénétrée avec l’autre, mais la pensée spirituelle et la pensée intellectuelle sont deux registres de pensées différents.
Votre extraordinaire créativité, d’où la tenez-vous ? On est toujours dans le mystère.
Et j’allais dire : « Cela empire docteur ! ». J’ai la passion des autres. J’ai la passion des êtres humains. Ce sont les autres qui m’inspirent. Les êtres sont complexes, les êtres sont intéressants. Je ne connais pas d’êtres simples. Je ne connais pas d’êtres qui n’aient pas des complications. Malgré tout, je me régale. J’allais dire une chose bête : « J’aime les êtres humains ». Attention, il y en a qui me font souffrir. Il y a des comportements que je trouve injustifiés. Je pleure parfois en regardant les actualités. Des scandales me pénètrent jusqu’au plus profond. Mais, il n’y a rien à faire, je reste passionné par l’être humain parce que l’être humain est capable du pire comme du meilleur. Oui le meilleur. Donc, les êtres m’inspirent.

  • Nous avons une seule liberté : reconnaître notre destin et le suivre

J’ai eu une grande chance dans mon existence : être reconnu comme un écrivain, peut-être avant même d’y croire moi-même. Je veux dire ceci : dès l’enfance, les proches, les profs, les instits m’ont diagnostiqué écrivain, avec une facilité incroyable. Et j’écrivais comme je respirais, je ne me rendais même pas compte que j’écrivais. J’ai écrit mon premier roman à onze ans, une première adaptation théâtrale à onze ans - Les Lettres de mon moulin - que j’ai faite pour mon collège. Ma première pièce quand j’avais seize ans. Je ne me rendais même pas compte que je n’étais pas normal et qu’un gamin ne fait pas ça. C’était tellement naturel ! En plus, je ne rêvais même pas de littérature. Je lisais énormément, mais je rêvais de musique. Donc, j’ai été diagnostiqué écrivain par les autres. Ensuite, le premier texte que j’ai écrit était La Nuit de Valognes. Après, Le Visiteur. Cette rencontre entre Sigmund Freud et Dieu peut-être, a été un triomphe au théâtre dans le monde entier. C’est une pièce sur la croyance. Dès que j’ai pris la plume, on m’a aussitôt reconnu écrivain. J’ai dû quitter l’Éducation Nationale. Immédiatement, j’ai gagné ma vie de ma plume et j’ai eu une carrière internationale sans avoir rien demandé. 

Les autres m’ont vu là où je ne me voyais pas et m’ont reconnu là où j’étais en train de chercher. J’ai peut-être eu la bêtise ou la naïveté de croire qu’ils avaient raison et j’ai consacré ma vie à la création. Évidemment, plus on crée, plus on devient créateur : un créateur qui se nourrit de sa passion et de la passion des autres. J’étais un créa-
teur autocentré. Ce n’est pas un jugement moral parce que cela peut donner, comme Montaigne, des choses absolument magnifiques. Ce qui fait le renouvellement constant de ma créativité, c’est que le nombre de thèmes que je n’ai pas abordés m’apparaît encore vertigineux. La diversité, la pluralité humaine, sont vraiment pour moi des sujets que je ne suis pas prêt d’épuiser.


La créativité n’est-t-elle pas une part du divin en vous ?
Très sincèrement, je ne pense pas. Je pense que c’est mon destin : c’est un grand aveu.
À mon avis, nous avons une seule liberté dans la vie : reconnaître notre destin et le suivre. Autrement, on peut passer à côté. C’est la seule liberté qu’on a : la liberté d’être soi ou de se rater. J’ai eu la chance qu’on m’aide à ne pas me rater, à me repérer. Après, j’ai consenti à mon destin qui est un destin créateur. Je deviens de plus en plus créateur avec les années, parce que j’ai de plus en plus confiance aussi dans mes capacités créatrices. C’est vraiment cela qui change entre 30 et 50 ans. Autant pour un sportif, l’âge est une catastrophe puisque les performances baissent, autant pour un artiste, un intellectuel, c’est une montée en puissance parce qu’il se fait plus confiance. On fait plus confiance à son cerveau, parce qu’on a fait beaucoup d’erreurs, donc on en évite parce qu’on a appris des choses. On connaît ses limites, donc on essaie de les dépasser, mais sans se brusquer, sans se faire mal. Quand on est jeune, on cherche la performance en se faisant mal. Je trouve qu’avec l’âge, on cherche la performance en se faisant du bien ou en évitant de se blesser, en étant aussi endurant, opiniâtre parce qu’il y a aussi la confiance dans la durée que prennent les choses. Je trouve que 50 ans, c’est merveilleux pour ça. J’estime avoir un pouvoir créateur bien supérieur à 50 ans qu’à 30 ou 40 ans, même si je revendique totalement ce que j’ai fait à 30 ou à 40 ans.

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