Deux stations avant Concorde de Peire Aussane

Par A Bride Abattue @abrideabattue
J'ai reçu Deux stations avant Concorde par la Poste ... comme d'autres premiers romans depuis que je participe au groupe des 68 premières fois.
La couverture m'a tapé dans l'oeil et je l'ai commencé immédiatement, juste pour voir ... et j'ai très vite été accrochée. En bas de la page 44 je découvre l'emploi d'un terme assez rare :  Nous différons le moment où elle me dira son inquiétude. Je bénis cet élan de procrastination. Je sais alors que je vais bientôt rencontrer Peire Aussane, parce qu'un tel hasard mérite qu'on aille jusqu'au bout. Je décide de lui proposer d'intervenir dans l'émission La grande Question que je prépare pour Needradio sur la procrastination.
Je poursuis bien entendu la découverte du roman, qui me plait de plus en plus. Je le glisse dans mon sac pour m'accompagner dans le métro, où ... dans une mise en abîme formidable., alors que la rame se trouvait presque à Concorde il a presque failli m'arriver la même aventure que celle qui est décrite dans le livre, je veux parler du vol de téléphone.
Je choisis alors de consacrer une heure entière à cette auteure et à son livre. Je l'inviterai donc dans Entre Voix, qui est disponible en podcast sur la page Replay de la radio (et que j'ai copié à la fin de l'article).
Deux stations ... semble avoir été écrit dans l'urgence. Il fut malgré tout beaucoup retravaillé me dira l'auteure pour mieux atteindre son objectif : J'avais cette volonté de faire un livre rapide, efficace, que l'on dévore, parce que l'action se passe en quelques jours, quelques semaines

L'écriture de Peire Aussane est comme un parfum. Certains mots ont une note de tête, d'autres des notes de coeur, et d'autres encore des notes de fond. Tout fait sens au fil de la lecture. Nous devinons, nous lecteurs, certains rebondissements et d'autres non. A la fin du livre je suis revenue aux premières pages pour vérifier les indices dont je n'avais pas totalement la certitude.


Longtemps j'ai eu en tête la musique du film In the Mood for love, réalisé par Wong Kar-Wai en 2000, montrant non pas Tokyo mais Hong Kong des années 60. La langueur qui en émane correspond à la seconde partie du livre.

L'héroïne s'appelle Eve, et même si ce sont des figues qu'elle offre à l'homme et non une pomme  ... on pense à Adam ... qui s'appelle Antoine. Il n'empêche qu'Eve a quelque chose à voir avec la femme originelle.


L'histoire d'Antoine et d'Eve nous est racontée avec des mots puissants, implacables, en se plaçant tantôt dans le cerveau de l'un, tantôt dans celui de l'autre, et d'une façon peu classique en littérature parce que Eve s'exprime, à peu près un chapitre sur deux, mais ce n'est pas systématique, à la première personne en disant "je" et on comprend très bien que ce qu'elle dit est vraiment ce qu'elle pense. On aurait cependant tort d'identifier Peire Aussane à son personnage.

L'auteure-narratrice défend la position d'Antoine en parlant en son nom, souvent à la troisième personne. Elle justifie sa position : C'est arrivé par hasard dans l'écriture, je me suis aperçue que le narrateur ne prenait pas la parole de la même manière. Mon premier réflexe a été de me dire que c'était surement une erreur et qu'il fallait le corriger et puis non, cela avait un sens. L'histoire est principalement celle d'Eve et du coup le "je"  permet d'être plus proche d'elle que d'Antoine.

Eve est artiste peintre. Elle vit essentiellement avec les couleurs, et tout ce qu'elle voit, mais pas seulement. Antoine est un homme très touchant -de mon point de vue. Il est lui aussi un artiste, mais dans un univers très différent. Il est ce qu'on appelle un nez. Ce sont les odeurs qui le font vibrer. Ces deux là se sont rencontrés, un jour de cueillette, en Provence, dans des circonstances un peu magiques qui nous sont racontées au début du roman.

Ève et lui sont en tout point si opposés, et d'une façon si parfaite, qu'ils se complètent infailliblement. l'existence d'Eve est aussi noueuse et hésitante que celle d'Antoine est passionnée et solaire. Ensemble, ils sont un peu moins boiteux (p. 25).

Le roman est quasiment inclassable. C'est presque un thriller psychologique. L'attention que les uns ont aux autres, dans le dit et le non dit, est assez rare à notre époque où on publie sans pudeur ses faits et gestes sur les réseaux sociaux si vite qu'il est parfois trop tard quand on se rend compte que le SMS est parti vers la mauvaise personne. Ce type de mésaventure ne risque pas d'arriver à Eve ni à Antoine tant ils accordent de l'attention à ce qu'ils s'écrivent. Par exemple (p. 138) Antoine efface successivement ses tentatives de messages, opte pour une formulation plus simple et supprime le très beau compliment où il traite Eve de Wonder Woman, pour ne pas l'influencer. L'un comme l'autre fait attention de ne pas provoquer la moindre culpabilisation, tout en exprimant malgré tout ce qu'il est nécessaire de dire.

Les deux héros ont un pacte de liberté, non dit mais extrêmement vécu, surtout pour lui. Elle l'aime et pense que la profondeur de son amour cautionne tout mais ce genre d'accord ne tiendra pas longtemps dans le temps.

Antoine a depuis longtemps perçu le besoin d'Eve. Il suppose qu'elle aimerait prendre le temps, s’autoriser à relire pour la dix-septième fois "Albertine disparue" à l’ombre des saules pleureurs en bord de Loire (p. 10). Le grain de sable qui provoquera le déclic passe d'abord par un regard, une rencontre hasardeuse, qui l'emmène loin d'elle, de ce métro, d'Antoine, de ses enfants, loin de France. Elle se trouve propulsée dans une dimension dans laquelle elle n'avait pas du tout prévu d'aller un jour. mais se laissera porter et, pour une fois dans sa vie arrêtera de se battre, s'abandonnera, pour devenir ce qu'elle est. Deux stations avant Concorde est un très beau livre sur le lâcher-prise.

Outre le sud de la France et la région parisienne, le lecteur sera embarqué très loin ... jusqu'à Tokyo, dans le quartier d'Omotesanto. On voyage de façons multiples, en métro, en avion, en marchant dans les rues, et on découvre aussi des idées, d'autres manières de penser. Eve part sans savoir ce qu'elle recherche et pourtant ce qu'elle va trouver sera lié à sa famille. Le poids du passé, des secrets et de ce qu'ils impliquent, tout l'espace que cette réalité pèse sur son existence, c'est cela qu'elle va découvrir. Et on remarquera que la famille d'Eve pèse autant (mais différemment) sur elle et sur Antoine alors que la famille d'Antoine est inexistante.
L'amour transparait pour chaque génération. L'amour des grands parents d'Eve est exceptionnel, lorsqu'on les découvre capables de vibrer même dans le plus grand âge.
Le roman est par certains aspects ultra contemporain, car il y est question de géolocalisation et de réseaux sociaux. A d'autres moments on ressent une sorte de nostalgie avec par exemple l'emploi d'une expression que l'on comprend et que je n'avais jamais entendue, comme le "sirop de la rue" (p. 31) que l'on prend rue Lepic comme d'autres prennent le frais. On imagine bien que l'on regarde, observe, en étant en même temps dans la rêverie et dans une sorte d'analyse de ce qui se passe, le tout s'inscrivant dans un rituel. Il se dégage ainsi une espèce de poésie moyenâgeuse, je le dis avec respect, qui instaure une dualité futur-passé, sans doute parce que l'importance du passé est essentielle pour connaitre le présent. On découvre qui l'on est en découvrant d'où l'on vient, une fois surmontée la différence si ténue entre ce qu'on veut et ce qu'on craint.
On reconnait un visage de femme sur la couverture du livre. Le cliché dégage un certain mystère parce que le regard qui est lancé droit devant est perturbé pour le moment par ces cheveux gonflés par un vent dont on ignore s'il souffle place de la Concorde ou ... sur un tarmac d'aéroport. La photo a été prise par Ziv Ravitz, par ailleurs formidable musicien de jazz, qui sort en ce moment un nouvel album,  No man is an island, où le morceau Emma and Mika parle de ses filles.Deux stations avant Concorde de Peire Aussane, chez Michalon, en librairie le 25 août