Nicolas Mathieu – Leurs enfants après eux

Par Yvantilleuil

Pour son deuxième roman (je vais d’ailleurs m’empresser de lire le premier), Nicolas Mathieu plonge le lecteur dans une vallée lorraine ravagée par le chômage depuis que les hauts-fourneaux du bassin sidérurgique sont éteints.

Ce récit choral invite à suivre une bande d’adolescents durant quatre étés, de 1992 à 1998. Dans la force de l’âge, ils foncent sur une route pourtant privée d’avenir, bien accrochés à leur moto ou mobylette, de préférence volée, laissant derrière eux cette misère qu’ils désirent fuir au plus vite, contemplant à gauche et à droite les paysages gris d’un cité abandonné par tout futur et contemplant devant eux cette voie sans issue qui, inévitablement, finira sur un cul-de-sac. Terminus, tout le monde descend !

Malgré quelques émois et de nombreux rêves que l’avenir ne manquera pas de ramener à la réalité, ils semblent donc condamnés à mener une existence semblable à celle de leurs parents. Au menu : désœuvrement, racisme, inégalités, résignation, végétation alcoolisée et barrières sociales qui obstruent chaque jour un peu plus leur horizon.

Cette chronique sociale méritoirement récompensée par le Prix Goncourt 2018 dresse donc d’une part le portrait particulièrement sombre d’un monde ouvrier à l’agonie, tout en restituant avec grand brio le désenchantement d’une jeunesse qui rêvait pourtant de liberté et de jours meilleurs. La grande force de ce roman est que l’auteur parvient non seulement à mettre le doigt sur le nœud du problème, mais qu’il réussit de surcroît à y mettre les mots justes.

Le regard sombre et acéré que pose Nicolas Mathieu sur notre société en déclin s’avère d’une justesse et d’une puissance incroyable et ne manquera pas de vous bouleverser !

Ils en parlent également: Au fil des livres, Cuné, Actu Du Noir, Mumu dans le bocage, Entre les lignes, Les mots de la fin, Bonnes feuilles et mauvaise herbe, Du calme Lucette, Mes p’tits lus, Le temps libre de Nath, Les balades de l’impossible

Leurs enfants après eux, Nicolas Mathieu, Actes Sud, 434 p., 21,80 €

« Elle pouvait encore se souvenir de l’odeur de sa tête quand il s’endormait sur ses genoux, le samedi soir, devant la télé. Comme du pain chaud. Et un beau jour, il lui avait demandé de frapper avant d’entrer dans sa chambre, et à partir de là, les choses s’étaient précipitées d’une manière assez inattendue. Maintenant, elle se retrouvait avec cette demi-brute qui voulait se faire tatouer, sentait des pieds et se dandinait comme une racaille. Son petit garçon ».

« Leur vie durant, les parents d’Anthony avaient eu cette ambition : « construire », la cabane pour horizon, et tant bien que mal y étaient parvenus. Il ne restait plus que vingt ans de traites pour la posséder vraiment. Les murs étaient en placo, avec un toit en pente comme dans toutes les régions où il pleut la moitié du temps. L’hiver, le chauffage électrique produisait un peu de chaleur et des factures phénoménales. À part ça, deux chambres, une cuisine intégrée, un canapé cuir et un vaisselier avec du Lunéville. La plupart du temps, Anthony s’y sentait chez lui. »

« Et puis ces pères qui avaient voulu fuir la pauvreté, qu’avaient-ils réalisé en somme ? Ils possédaient tous une télé couleur, une voiture, ils avaient trouvé un logement et leurs enfants étaient allés à l’école. Pourtant, malgré ces objets, ces satisfactions et ces accomplissements, personne n’aurait pensé à dire qu’ils avaient réussi. Aucun confort ne semblait pouvoir effacer leur indigence première. À quoi cela tenait-il ? Aux vexations professionnelles, aux basses besognes, au confinement, à ce mot d’immigré qui les résumait partout ? Ou bien à leur sort d’apatride qu’ils ne s’avouaient pas ? Car ces pères restaient suspendus, entre deux langues, deux rives, mal payés, peu considérés, déracinés, sans héritage à transmettre. Leurs fils en concevaient un incurable dépit. Dès lors, pour eux, bien bosser à l’école, réussir, faire carrière, jouer le jeu, devenait presque impossible. Dans ce pays qui traitait leur famille comme un fait de société, le moindre mouvement de bonne volonté ressemblait à un fait de collaboration. »

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