(Note de lecture), Figures de silence, de James Sacré, par Régis Lefort

Par Florence Trocmé


« Si j’ai quelque chose à dire ? »

Composé de trois parties entrecoupées de ce que le poète intitule « Poème dans la solitude », le nouveau livre de James Sacré, Figures de silences, interroge sans cesse : « Ça qu’est la poésie ? » Les tentatives de réponse sont nombreuses et le questionnement pourrait même s’inscrire comme la nature même du poème : « La poésie : poèmes / Comme autant d’interrogations / Avec ou sans tourment ». À partir de ce constat, entre mystère et falsification du réel, entre vérité et mensonge, entre cacher et montrer, entre un ordre fragile et un droit balbutiement, « Entre un passé disparu / Et l’improbable futur », le poète bute sur ce qui prolonge sa parole continuée. Le poème est un être de silence. Il est ce « vivant » qui silence, il est, dans son silence, « la chance d’un poème ».
Malgré son hésitation, malgré son équilibre précaire, le poème vient, tient, s’en va, « visage de mots / Avec des yeux de sens pas facile à préciser » et son « Regard donné par des formes sensibles du langage / Qui s’efforce d’être là, dans la présence ». Son visage emporte le poète « sans rien dire ». Le voilà soudain devenu « figure de Carnaval », parole qui va sans dire, à la fois évidence (dans le sens de l’expression « il va sans dire que… ») et silence (puisqu’il se tait). En conséquence, s’il ne dit rien, le poème, « cette voix qui s’adresse à son attelage », se mue en seule raison d’être du poème. Le poète écrit où il ne dit rien, dans le seul but avéré que c’est vivant, un poème, et que « ça [l’]accompagne en chemin ».
Il n’y a que du silence
Malgré une impression de forte présence.
Tout revient à considérer le poème comme une de ces figures qui porte masque de silence ou bien « Chaque mot comme un masque de personne ». C’est ici qu’il faut interroger le pluriel du titre « Figures de silences », où « figures » dit à la fois le masque, l’empreinte, le mot, le visage, l’autre, le poème ; figure comme autant d’autres que l’on tait ; figures comme la somme des visages ressouvenus ou réapparus entre les mots du poème, dans son visage figé, pourtant en mouvement. Il y aurait comme un figement du visage de mots avec le vivant à l’intérieur. Ça prend comme un ciment ou une pâte et ça fait masque. Mais figure aussi pour figurer ou se figurer : c’est ce que fait le poète comme l’indiquent les titres des parties : « Des masques muets t’accompagnent » (donner un élément, une représentation, qui en rende perceptible l’aspect ou la nature caractéristique), « On imagine un paysage » (susciter à l’esprit l’image de quelqu’un ou de quelque chose), « Écrire : on entend quoi ? » (donner une forme, une figure à quelque chose). Du reste, le poème figure aussi en occupant une place singulière dans l’économie du livre. Peut-être tient-il le rôle de figurant, comme, mais d’une manière très différente, chez Anne-Marie Albiach, les Figurations tiennent le poème pour un être de silence.
Projet d’écrire
En regardant des photos que j’ai prises, la plupart
Sans les vrais couleurs des paysages que c’était
Figures dit finalement l’absence ou la défection du réel. Le réel silence, ça silence. Ça peut être un « silence crié », le « silence (amical ou ricaneur) / De tous les masques du monde » ou le silence d’un « Masque mort / Dans un désir oublié ». Les « figures de silences » ne réfèrent pas à une nature unique de figure et de silence. Si figurer s’enrichit de ses multiples sens dans le livre, il en va de même pour le silence qui peut être celui de la voix, celui du souvenir, celui des mots, celui des masques, celui des photographies, celui que crée l’enfouissement dans la  mémoire – toujours défaillante mémoire –, celui du temps, celui de l’entente ou celui du corps, de « l’obscurité du corps ».
Mais ce qui silence dans le corps, est-ce du silence ou de l’esseulement ? se demande le lecteur, par exemple, dans ces quelques mots « DE N’IMPORTE OÙ À NULLE PART DANS LE MOT SEPTEMBRE ». L’expression sous-entend une forme d’errance dans le mot, un manque d’orientation. Le poète se perd, avec son poème, dans « le silence du monde » comme les mots se perdent dans leur propre silence. Il ne comprend plus exactement ni le monde ni l’autre car le silence met de la distance « Entre ce qu’on est / Et le vivant de quelqu’un d’autre / Même quand l’autre est là, et même / Touchant ton corps. » Alors, interroge-t-il :
C’est quoi que j’essaie de mettre ensemble
Pour être en de la vérité
Où les fêtes sont vite
Quelque chose de fané dans la poussière de vivre ?
Réduire la distance, peut-être est-ce la fonction du poème : « Mon poème comme une lettre pour dire / Entre un silence et mon silence ». Le silence prend ainsi des forces dans son pluriel. Et celui d’aujourd’hui « est grossi d’autrefois », épaississant comme levure la pâte blanche des mots ou densifiant blanc un caillou. Toutefois, toujours le danger guette, toujours cette peur que « les mots se perdent / Dans l’absence muette », « Dans l’intensité de l’absence ». Et s’il allait pas se dupliquer le silence, s’il allait pas entrer en colonisation de tout jusqu’à devenir le silence lui-même, lourd de son silence silençant ?, pourrions-nous dire, nous en allant dans la syntaxe de James Sacré pour accompagner l’oubli, la pensée qui « piétine dans les mots » ou dans ce seul mot qui est « le bruit du monde : silence ».
Si, dans la solitude, « Quelqu’un devient du silence », c’est qu’il « s’en va » dans le monde, dans le temps, dans le poème. Il est d’ailleurs frappant de constater à quel point le verbe « s’en aller » est présent dans Figures de silences, de même il l’est dans l’œuvre, comme mouvement stable du poème ou, pour le dire avec le poète, comme mouvementé de mots. « S’en aller » serait presque une entropie du poème si nous nous en remettons à ce qu’affirme le poète dans un entretien : « Je vais continuer de m’en aller dans les mots en même temps que la vie peu à peu, forcément, s’en va de moi. »* Ce mouvement d’errance est du reste entièrement tourné vers l’autre dans un geste ou une invite à parcourir, dans un désir d’accompagner ou d’être accompagné. Le poème serait alors peut-être un cheminement mal droit où s’en aller avec le lecteur.
Ce qui s’en va avance et s’efface dans le même temps. Ce double mouvement de présence et d’effacement se retrouve dans le titre d’un livre précédent, publié en 2016, Un effacement continué. Et cet effacement est aussi parole continuée dans les Figures de silences. La présence est devenue l’effacement. L’effacement est devenu la présence. C’est dans le mouvement d’en allé, dans l’effacement même que la présence se fait sentir le plus fortement.
Il n’y a que présence muette
On ne sait pas ce qu’il y a.
Régis Lefort, 2 décembre 2018
 (*) James Sacré, « Je vais continuer de m’en aller dans les mots », Entretien de Serge Martin avec James Sacré, Revue Europe, mai 2018, Paris, Éditions Europe, 2018, p. 186.
James Sacré, Figures de silences, Tarabuste Éditeur, 2018, 164 p.