(Note de lecture), Volker Braun, Poèmes choisis, par Claude Adelen

Par Florence Trocmé


« Le Domaine étranger » est sans aucun doute le fleuron de la collection poésie /Gallimard. Il ne cesse de nous révéler au fil des publications les figures majeures de poésies proches ou lointaines. Nous avons toujours besoin, en poésie comme ailleurs de passer la frontière pour mieux nous connaître. Ainsi le domaine allemand aura récemment permis au public français de découvrir ou redécouvrit Ingeborg Bachmann, Hans Magnus Enzensberger, Paul Celan.
Et voici maintenant Volker Braun.
L’œuvre de Volker Braun. Une œuvre tout entière miroir de l’Histoire avec sa grande Hache, traverse, comme sa vie (il est né en 1939) une tragédie, particulièrement douloureuse, celle d’un peuple déchiré par « la guerre et ce qui s’ensuivit(1) », le rêve saccagé d’une nouvelle Utopia et le « Massacre  des illusions ».

Expulsés de notre île Utopia
   (propriété collective !
   L’argent : ne compte pas, du travail pour tous)
Expulsés pour manque d’imagin
ation… »
écrit-il dans « Le Rivage de l’Ouest ». Le livre qui paraît aujourd’hui retrace cet itinéraire d’une conscience poétique des plus pures, meurtrie par ce désastre. Trois parties, la première qui couvre  les 30 premières années 1960-1989 de sa production, intitulée « Jardin d’agrément, Prusse », la seconde, qui va de 1990 à l’an premier du siècle nouveau : dix ans, c’est le temps du « Massacre des illusions » (« Combien de temps la terre va-t-elle nous supporter/ Et que nommerons-nous liberté ?), la troisième enfin, qui s’étend sur une quinzaine d’années, de 2001 à 2014, nommée par dérision « L’Opulence »  dont le poème titre conclut : « Et ton existence est enfouie dans les buissons/ Où est ton but ? Pas de but. Alors dis-moi le fond de l’affaire. / Je m’y enfonce. C’est comme de la boue dans ma bouche. ».
Soit près de cinquante ans d’écriture.
Toute une vie écrite, celle, pour reprendre une expression de Franck Venaille (2), « d’un homme floué par l’Histoire. ». Une conscience poétique qui ne pouvait être qu’aspiration à un idéal d’égalité, de justice, de fraternité. Tout ce que l’idéologie, devenue système bureaucratique, a souillé, trahi, et dont il n’est resté que cette boue dans la bouche, et cette vision allégorique de « La baie des Trépassés. »
« Qu’avions-nous à nous reprocher, quel était notre crime ? Avoir voulu changer ce monde que la mer avait emporté. (…) fichez-nous la paix avec votre espoir. Avouez que vous êtes morts et trahis. C’était le cas. Nous reprîmes notre souffle goulûment. Il est rouge, il est sanglant, reniez-le. Enterrez ce drapeau. Rien ne changera jamais ».
Dans sa préface, Alain Lance rappelle que toute la première partie des poèmes rassemblés est un témoignage de ce qu’a dû endurer au début de son itinéraire, cette conscience si pure qui n’eut le plus souvent d’autre choix, pour tenir bon que celui de la provocation, de l’ironie, de la dérision : les premiers livres s’intitulent « Provocations pour moi et d’autres » (1965), « Contre le monde symétrique »(1977). Censure, surveillance, langue de bois, publications de poèmes retardées, pour ne rien dire du sort fait à son œuvre théâtrale : répétitions interrompues, Lenins Tod (La mort de Lénine) pièce écrite en 1970 devra attendre 1988 pour être montée, écrit encore Alain Lance. Et de rappeler ce que Volker Braun notait dans son journal en 1989 : « l’année 68, avec le Mai parisien et le printemps de Prague a signifié un tournant dans nos biographies ». Et pourtant, comme Christa Wolf et d’autres encore, Volker Braun a choisi de rester, pour être l’un des porte-parole de « ce contre texte vigilant et inflexible face au monologue du pouvoir » Être le porte-parole, par sa poésie, « d’un discours solidaire sur la difficulté d’être dans notre pays »
« Vous, mes compagnons de lutte, ces déserts en marche
Comme ils changent nos fiers projets
Avec leur stratégie du désespoir
Et nous encouragent de leurs trombes d’eau
   (L’internationale)
Tels seront les poèmes écrits entre 1978 et 1986, dont le superbe « La Tenure » : Car le gîte que je cherche n’est pas un État/ Aux Dix Commandements et barbelés d’octroi : /Si je voyais des frères ici et non des lémures/ Comment vais-je traverser l’hiver des structures. Parti, mon Prince : c’est lui qui nous a tout donné / Oui, mais la vie n’est pas dans ce tout renfermée… 

Ce choix, redisons-le, de ce qu’on a pu appeler « la dissidence », était au fond naturel, car la poésie est toujours acte de résistance, réponse au mensonge par la « vérité de parole »
Les 25 années de poésie qui vont suivre, (deuxièmes et troisièmes sections du livre). si elles indiquent une évolution de l’œuvre du poète, ne constituent aucunement une rupture, elles inaugurent une autre forme de « dissidence ».
   Vous étiez le peuple. Moi Volker, je vais tâcher
   De nourrir mon ironie de notre faiblesse
   Et entrer en résistance au supermarché.
   Car nous avons livré notre vie au commerce

Après l’écroulement de la R.D.A., Vive « Le Grand Monde libre ! » (mais que nommerons-nous liberté), Et c’est ici le temps du sarcasme et de la dérision, le temps de l’apparence et non plus de l’espérance.
   Et faute d’autres joies je chante l’apparence

Les titres parlent tout seuls : « L’Utopie, Le communisme, la Propriété du peuple, l’idéologie, la lutte des classes » etc…Voici quelques petits échantillons
« Le socialisme s’en va, Johnnie Walker arrive »
      (O Chicago ! ô contradictions)
« Le désert, dis-tu. Ou le bien être, dis-je.
Jouis, respire mange. Ouvre tes mains
Jamais plus ma vie n’ira vers un tournant »
   (Malboro is red
   Red is Malboro)
  
   Après le temps des lémures, voici venu le temps des iguanes :
   « Nous autres iguanes, d’une espèce récente
   Parquée face aux courbes des monnaies cassantes,  
   Voyons les banques s’effondrer en silence,
   Pas même la colère, pas même un rire.
   Le temps ? Le pouvoir ? Cela va pourrir
   Et dans le jour neuf le soleil s’élance. »
   Et il y a des vers qui en disent long sur l’amertume du poète :
      « Car si je laissais sortir les mots de mon sac
      Tout le monde pourrait voir sur quelles braises je danse
   C’est une imposture, je n’ai pas crainte de le dire »
  
Qui lira comme moi ces poèmes pourra dire comme le Rimbaud d’Une Saison enfer : « J’ai avalé une fameuse gorgée de poison ». D’ailleurs Rimbaud, comme Dante, comme Brecht ou encore Stephan Hermlin, font partie de ce qu’Alain Lance nomme ses « affinités électives ». Ainsi que toutes les figures solennelles du passé avec lesquelles il dialogue : de Walter Benjamin à Pline et Tacite (« Il recourt fréquemment au montage de citations parfois détournées », écrit encore A. Lance)
Très bien ! Sauf que, de toute cette pourriture, cette bouillasse du Nouveau siècle, la poésie sort triomphante. Incarnation de la Grande figure de la Déesse Raison, pour reprendre les mots je crois d’André Frénaud. Pour ma part, je crois que dans « L’Opulence » on trouvera peut-être les plus beaux poèmes que Volker Braun ait écrits. Poésie qui révèle ici toute sa grandeur, qui s’édifie, s’élève, radieuse, sur l’écroulement des idées, sur des siècles d’oppression du « peuple impopulaire », sur l’épouvantable décharge du monde capitaliste, l’immense ossuaire de l’Histoire. (Oh ! ce poème intitulé : « Le 27 décembre 2011 Les habitants des bidonvilles de Medelin prennent possession du grand escalier roulant » !).
Car c’est toujours de « l’humain » qu’il s’agit dans la poésie de Volker Braun.
Des poèmes tels que « Chausseestrasse Le cimetière » ou « Les amants avant Dante » ou « Funérailles », sont autant d’allégories de l’Histoire Humaine confondue avec l’histoire personnelle d’un homme nommé Volker Braun, né à Dresde le 7 mai 1939. Un homme déchiré entre sa matérialité corporelle et spirituelle ainsi que le décrit ce poème nommé « Résultat d’examen »
   « Comme à jamais amarrée,
   L’âme, elle aussi se sent détachée de la chair
   Gavée de déchets. La nourrir avec quoi ?
Et s’il y a tant de vers qui déchirent, il y en a aussi beaucoup d’autres qui disent « Il suffit que tu marches, le temps prend son vol »

Et nous disent encore que :
« Dans chaque œuvre on trouve cet endroit où le vent frais nous souffle au visage, comme l’aube qui vient »
 Claude Adelen

Volker Braun, Poèmes choisis, traduit de l’allemand par Jean-Paul Barbe et Alain Lance, édition et préface d’Alain Lance, Poésie/Gallimard, n°536, 192 p., 8,30€

1. Aragon
2. Lui dit : un homme floué par la vie