un monde sensible

Publié le 23 janvier 2019 par Pjjp44

illustration source: Toile

Lu dans Marianne n°1140:

[...]
En France quand on affuble un geste ou un évènement de l'épithète
"grand", il faut immédiatement y entendre la voix de l'Etat.
Seul l'Etat a le droit de qualifier ce qui est "grand" et ce qui ne l'est pas.
Les "gilets jaunes" ne sont pas officiellement considérés comme un "grand" mouvement.
Pourtant il l'est. Mais sans l'imprimatur de l'Etat qui donne ou refuse le label "grand" ils ne peuvent être que des "petits", des "pauvres", "ces gens-là", "le petit peuple".
Le débat dit à la française est en réalité un sous-produit du dialogue social qui lui-même est une technique de management et de résolution interne des conflits.
C'est une langue technicienne à visée managériale de l'opinion."

Les gilets jaunes "doivent-ils participer à ces réunions?

"Non, certainement pas. Leur pouvoir est justement dans une parole différente. Voilà pourquoi le régime veut imposer son langage, avec son vocabulaire et sa syntaxe.
Les" gilets jaunes" doivent au contraire déclarer un différend radical et proposer eux-mêmes le cadre et les termes du débat, et exiger de l'Etat que celui-ci s'y soumette.
Parce qu'il y a une crise de légitimité. Je vous rappelle 1789:
L'Etat impose un cadre et un langage, celui des états généraux, et un type particulier de débat: le clergé parle, la noblesse parle, le peuple parle, tour à tour, et puis on vote, chaque groupe, une voix.
Résultat de ce "grand" débat: deux contre un.
Le petit peuple, le tiers état, la troisième roue de la charrette à bras, dit non: nous sommes la majorité numérique, nous sommes le peuple, vous n'êtes que des agents de l'Etat, donc nous prenons la parole, et vous, vous acceptez.
Danton, vous connaissez?
il en est sorti la Révolution. Ils ont refusé le cadre imposé et renversé la table.
Les "gilets jaunes" devraient établir leur propre réseau de "petits débats", et y inviter les élus locaux, et les agents de l'Etat-préfets, magistrats, officiers de gendarmeris. Bref, démontrer qui a la légitimité de la parole.
Si c'est cela qu'ils veulent."

Pourquoi est-il si difficile de débattre en France?

Parce que la France n'est plus une démocratie depuis 1958. En France, la nation se fond dans l'Etat, c'est une particularité française, magnifiée et assénée par la Constitution actuelle qui, ne l'oublions pas, est la fille adultérine d'une révolte militaire et d'une situation d'exception.
L'Etat tel qu'il s'est réorganisé depuis 1958, dans la frayeur d'un autre coup, militaire ou communbiste,
donne au pouvoir administratif et à ses agences désignées le rôle de micro-organiser cette domination, à l'exemple de la fameuse Commission nationale du débat public, par exemple.
Le résultat est qu'au même titre que la force de frappe, la rhétorique est devenue peu à peu une prérogative essentiellement présidentielle, avec tous les montages et les effets d'autorité possibles.
Si la France était une démocratie à l'anglaise, la révolte populaire ne passerait pas par la rue, mais par le Parlement.
Voyez la vivacité des débats, de vrais débats, à la Chambre des communes!
Le parlementarisme anglo-saxon est en prise directe avec la rue, ce qui fait que la rue est à la fois très présente et justement représentée.
Si notre Parlement n'était pas une chambre d'enregistrement et de distribution de privilèges, avec des orateurs assez restreints (des singes au larynx de perroquet" disait l'abbé Sieyès), les "gilets jaunes" n'existeraient pas ou pas comme ça.

Les autres pays réputés pour leur qualité rhétorique, l'Angleterre et les Etats-unis, sont-ils toujours au bon niveau et comment?

Ils sont au niveau qui sied à leurs institutions politiques. Il existe aux Etats-Unis (et même encore, mais différemment, en Angleterre) une formation véritable et soutenue à la prise de parole et à la prise de débats des citoyens .
Aux Etats-Unis l'élection règle quasiment tous le niveaux de la vie politique, du juge local, du procureur ou du commissaire de police au président.
Avec des mandats très courts: un député, deux ans. Un tel appareillage, avec ses millions d'élus, et d'élus dont la mandature est courte et sujette à rappel parfois, et des référendums de routine ou des propositions faites par les citoyens de base, a fait que la pratique rhétorique de la parole publique ets forte, alerte, sagace."

Que faire pour que la France redevienne une grand nation éloquente?

Vaste question, comme dirait l'autre.
Les Français étaient reconnus, durant tout le Moyen Age, la Renaissance et jusqu'au XIX siècle, comme des orateurs hors pair. Nous étions considérés comme les héritiers, par la civilisation gallo-romaine, de l'éloquence du forum romain. On parlait de nous comme des "Hercule gaulois" dont la force était celle de la parole, assénant des coups de massue oratoire aux peuples voisins. On disait que nos rois étaient "à la langue dorée". Nos ordres religieux formaient à l'éloquence et avec brio des générations de grands prédicateurs classiques comme de tonitruants orateurs de la Révolution.
L'apprentissage de la rhétorique n'existe plus depuis plus d'un siècle. Considérée comme une diabolique invention jésuite de persuasion, elle a fait les frais de la loi sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat de 1905.
Par anticipation, l'enseignement secondaire l'avait supprimée de ses programmes dès 1902.
Avec le "grand oral" prévu par Jean-Michel Blanquer, comme épreuve reine du baccalauréat, on a peut-être amorcé un changement.
Demander à des adolescents de pouvoir en vingt minutes faire une explication cohérente et argumentée sur un sujet qu'ils ont préparé est une excellente idée. On espère que les députés et ministres en prendront de la graine. Mais, une fois qu'on a formé disons deux générations à la rhétorique, à ce pouvoir contrôlé, intelligent, fort, honnête, de l'argument persuasif en politique, il faut prévoir ce qui sera en aval: des millions de "giltes jaunes" qui, au lieu d'endosser une autre visibilité désordonnée, sauront endosser une autre visibilité: celle de savoir argumenter, en remontrer, et faire baisser pavillon à l'Etat et à ses agences d'administration.
Ces nouveaux citoyens, formés à la rhétorique politique, la vraie, pas ces trucs de singe savant des communicants, et bien ces nouveaux iotoyens ne pourront plus écouter les paroles en préfabriqué de l'Etat. Leur révolte sera alors d'une magnitude nouvelle. Beaucoup de petits Danton et, qui sait, des Robespierre."
Philippe-Joseph Salazar philosophe propos recueillis par Emmanuel Lemieux- Marianne"Entretien"

"Cette part de nous que l'on ne montre pas, qui raconte à l'autre ce qu'il est prêt à entendre, prêt à imaginer. La vie est faite de conversations parallèles."
Noumeda Carbone