« le roi vient d’ailleurs ! » la representation du pouvoir en afrique traditionnelle.

Publié le 31 janvier 2019 par Regardeloigne

On peut voir les magnifiques photos d'Alfred  WEIDINGER SUR/https://vernaculaire.com/derniers-rois-dafrique-alfred-weidinger/

« Pourquoi en Afrique noire le pouvoir politique s'accompagne-t-il toujours de fonctions rituelles ? Ce lien entre pouvoir et sacré a été souvent souligné par les théoriciens de l'anthropologie politique, que ce soit pour tenter d'élucider « la nature sacrée du politique » ou de bâtir une « typologie de la sacralité du: pouvoir » De leur côté, les chercheurs de terrain ont montré comment s'interpénétraient responsabilités religieuses, et pouvoir politique.
Les études se sont succédé, mais on ne peut dire que la réflexion théorique sur les raisons qui sous-tendent cette imbrication ait beaucoup progressé, peut-être parce qu'on établit un champ du politique, puis un champ du « religieux, qu'ensuite on cherche à mettre en relation. Ne vaudrait-il pas mieux oublier cette distinction si \ naturelle à un esprit occidental en décidant de se préoccuper « du pouvoir », tout simplement ? Jeanne –Françoise Vincent .Princes Montagnards Du Nord Cameroun. L’Harmattan.

Les faits anthropologiques, tels qu’ils relèvent d’une constatation empirique des sociétés africaines, permettent d’élargir notre réflexion sur les faits politiques et enrichissent une théorie générale du politique. Ils nous obligent en retour à analyser nos propres concepts liés à notre propre histoire : l’État, la royauté, la nation, le politique, l’histoire linéaire , etc. La multiplicité des formes, complexes et hybrides du pouvoir, en Afrique traditionnelle, l’existence d’un pouvoir sacré voir magique ou sorcier, qu’on retrouve à la fois dans les sociétés « acéphales » et dans celles où le pouvoir est centralisé, interrogent notre conception d’une opposition binaire Etat /non Etat qui fonde la pensée politique « moderne à partir de Hobbes, soit la fondation de l’institution politique échappant à l’anarchie d’un état de nature. Ils interrogent aussi notre vision de l’histoire comme succession chronologique et linéaire en présence d’autres conception du temps de ces sociétés comme une histoire cyclique, des temporalités rituelles, l’organisation de la vie politique autour de calendriers. etc.)

« Frazer fut le seul, à notre connaissance, à inclure dans ce champ de réflexion la question de l'origine du pouvoir, et partant de l'institution politique. Du même coup il apportait, à une ques¬tion que lui-même ne s'était pas posée sur la nature du politique dans les sociétés primitives, un début de réponse consistant à lui refuser toute spécificité autre que celle d'un usage à des fins publiques, à des fins d'intérêt général, de pouvoirs magiques. C'est ainsi que « le roi divin » est censé capable d'exercer une influence sur le temps atmosphérique, faire tomber la pluie ou l'empêcher, arrêter la course du soleil, amener ou détourner les vents, etc., et, c'est parce qu'il est cause ou garant de la prospérité collective qu'il est promu à la dignité royale.
Quoi qu'il en soit, tout expert en recettes, techniques et rites magiques, même si ceux-ci sont de la plus grande utilité publique, n'est pas pour autant un roi. S'il y a, pour certains magiciens et seulement pour certains, un devenir-roi, qu'en est-il donc de leur statut ? Un tel statut, lié nécessairement à une hiérarchie sociale, fût-elle réduite au simple dualisme du souverain et de son peuple, suppose que son possesseur ne se montre pas seulement capable d'exercer un pouvoir sur la nature, ce qui se réduirait à un acquis d'un apprentissage réussi, mais qu'il ait avec ce pouvoir un rapport si intime qu'on puisse le considérer comme une partie intégrante de sa personne et de celle-ci exclusivement. Et du même coup, un tel personnage se trouverait radicalement séparé du reste du corps social. » , Alfred Adler .Le Pouvoir Et L’interdit .Albin Michel

Classiquement, on distinguait deux types d’organisation sociale dans les sociétés africaines traditionnelles, soit séparés, soit coexistant dans des formes diverses selon les aleas de l’histoire :
Sociétés dites « acéphales », concept qui résultait de l’opposition traditionnelle, héritage de nos schémas de pensée en anthropologie entre sociétés sans Etat et sociétés avec Etat. Les sociétés acéphales seraient des sociétés qui ne seraient pas organisées sous une forme étatique, avec un pouvoir politique bien différencié. Elles sont aussi dites, soit segmentaires, soit lignagères. On a même parlé à leur propos d'« anarchies», pour les discréditer par ignorance et parce que la société coloniale privilégiait les sociétés disposant d'un pouvoir centralisé ; avec lesquelles on pouvait discuter et qui se chargeaient du prélèvement des impots par exemple. Le pouvoir colonial a, très tôt, affublé ces sociétés acéphales de chefs supérieurs et de chefs de village, pour les faire entrer dans une administration territoriale extérieure discréditant les chefs coutumiers. Avec les indépendances, la tendance ne s'est pas inversée, bien au contraire.


Les sociétés acéphales étant celles dépourvues d'Etat, au sens où nous l’entendons, ignorent le commandement politique d'un « chef » autre que celui de la communauté familiale et territoriale . L’organisation concerne les lignages, les clans, les villages, voire les classes d’âges (l’Est africain). Le territoire doit son identité à l’autorité sous laquelle il est placé et dont la légitimité est reconnue par tous ses occupants ou, à tout le moins, s’impose à tous quelle que soit la forme qu’elle revêt : instance réunissant les aînés de lignage et/ou des dignitaires détenteurs de fonctions rituelles éminentes (gérontocratie et/ou hiérocratie)

Un exemple les Kikuyu du Kenya où l'ensemble des pouvoirs était partagé par les "Anciens», les "guerriers" et quelques experts religieux, leaders de guerre ou "faiseurs de pluie". Ou encore conseils d’anciens superposés chez les Igbo du Nigéria. Un autre exemple type: la société Tiv, (Nigeria Et Cameroun) classique, société segmentaire, où le seul chef est l'Ancien de chacune des maisonnées. Dans une telle structure, chaque groupe de descendance occupe son territoire ; les unités familiales et politiques sont aussi multiples qu'égales entre elles.


       PHOTO SOURCE                         https://answersafrica.com/kikuyu-tribe-people-and-culture.html

En fait, la structure la plus commune sera celle, où l'unité territoriale comprendra plusieurs groupes de descendance, dont l'un, celui du fondateur, donnera souvent. la lignée de ceux qu'on appellera les "chefs" ou les « maitres de la terre » Le fondement sacré est alors celui des ancêtres, dont l’ancêtre du clan fondateur qui peut être un animal totémique comme le python arc en ciel.)


Dans un texte suggestif sur les Tetela du nord Kasaï, Luc de Heusch décrit le fonctionnement de ces sociétés segmentaires, où tout pouvait se régler lors de palabres, y compris du temps de l’administration belge. Le pouvoir était investi d’ordre familial chez les Tetela ; il n’était que l’extension au niveau du lignage (plus ou moins étendu) du pouvoir du père. Il n’impliquait aucune mainmise sur les hommes et les produits de leur travail. Il se monnayait dans une économie de potlatch où il importait de se dépenser sans arrêt. Tout était simple affaire de prestige . Maître théorique de la terre le chef de tribu, pas plus que le chef de lignage, ne détenait de pouvoir magico-religieux. Seuls les devins-guérisseurs, regroupés dans la même association que les forgerons, avaient la faculté d’entrer en rapport avec les esprits errants de la nature (edimu) qui constituaient l’une des sources majeures du malheur et de l’infortune.


« Tranquillement, sans aucune solennité mais avec fermeté, les Tetela rendaient la justice à l’ombre d’un palmier, devant le vieux chef 
Kokolomami étendu dans son transatlantique, très digne et comme détaché, tandis que les femmes indifférentes vaquaient à leurs travaux. Quelques badauds se rassemblaient autour des juges, chefs de lignage ou simplement hommes à la sagesse reconnue. Le plaignant, généralement, se plaignait de sa femme ou de son gendre. Ou une femme de son mari. Beaucoup de palabres se déroulaient ainsi au village, bien que l’Administration coloniale eût mis sur pied un appareil judiciaire formalisé. Si les juges à la façon ancienne n’avaient rien de magistrats, les chefs ne répondaient pas précisément à l’idée bureaucratique que s’en faisait le colonisateur. J’ai mis bien du temps à comprendre ce qu’était, aux yeux de quelques milliers de Yenge, cet horizon sociopolitique, fondé sur l’autorité de ceux que l’on considérait comme des Aînés (enundu), c’est-à-dire, idéalement, les aînés de la branche aînée d’un lignage patrilinéaire. La société yenge se définit elle-même comme un ensemble de groupes de descendance emboîtés, issus de père en fils du même ancêtre. Kokolomami, chef du lignage aîné issu de l’ancêtre Yenge, était désigné comme le maître de la terre (owandji wa nkete), mais, singulièrement, les cultivateurs, qui choisissaient librement leurs champs, ne devaient aucun tribut agricole. Kokolomami recevait seulement, à titre d’hommage, une part du grand gibier abattu et tous les léopards. Qui plus est, dans chaque lignage, celui qui se trouvait en position généalogique d’Aîné était en droit de réclamer le même privilège ; assisté des Aînés des divers segments composant son lignage, il présidait le tribunal informel chargé de trancher les palabres concernant l’un des siens.


La société yenge est de type segmentaire, comme l’ensemble du groupe linguistique tetela auquel les Yenge appartiennent : il est composé traditionnellement d’une multitude de communautés familiales autonomes, organisées sur le même modèle décentralisé. Chacune d’elles est désignée du nom de celui qui est censé être l’ancêtre fondateur. Pas de pouvoir central, pas de coercition physique, sinon en cas de meurtre. Nous sommes habitués à ce que le pouvoir réclame le tribut ou exige l’impôt : c’est là l’assise même de l’autorité politique. Eh bien, c’est exactement le contraire dans la société tetela traditionnelle. Les Aînés de lignage, à qui la qualification de « chefs » s’applique à vrai dire fort mal, sont tenus d’entretenir constamment leur prestige par des dons ostentatoires. Loin d’être autoritaire et accapareur de biens, l’Aîné doit se montrer généreux, dispenser nourriture et biens matrimoniaux, notamment à l’occasion des cérémonies de deuil qu’il organise en l’honneur d’un proche défunt. Mais surtout lors du grand potlatch d’investiture, qui lui donne le droit de danser une fois dans sa vie avec la peau de léopard. Les formes du pouvoir traditionnel en Afrique équatoriale. Luc de Heusch


Evans Pritchard dans son étude sur les Nuers du Soudan a pour sa part caractérisé« l’anarchie » de la société nuer. Celle-ci était segmentée à l’intérieur d’une tribu( notion toute relative et n’existant de fait qu’en cas de conflit avec des ennemis étrangers comme les Dinka.) en unité autour d’un lignage dominant et son territoire, segments eux-mêmes divisées à leur tour et habituellement éloignées des autres, voire en conflit avec eux .Chaque segment ne s’unissait à certains autres que pour guerroyer contre des tiers .les Nuers semblaient ainsi en état intérieur de guerre perpétuelle en raison de l’institution de la vendetta entre lignages, raison de vider querelle à propos d’une vache ou d’une chèvre .La seule instance « transcendante aux lignages et aux segments étant une sorte d’arbitre des vendettas : « le chef à peau de léopard » qui appartenait à des lignages particuliers et pas des plus importants . Son pouvoir apparaissait bien mince et le titre de chef pas très évident . Outre son intervention dans les vendettas pour arbitrer et proposer des dédommagements, il avait une association mystique avec la terre et en tirait quelques possibilités de malédiction utiles comme menace dans les négociations mais qu’il n’employait jamais en réalité et quelques pouvoirs de faiseurs de pluie dont les Nuers ne faisaient pas grand cas. Outre ce personnages, d’autres jouissaient d’une certaine autorité sans caractère politique mais fondée sur des aptitudes rituelles voire particulières. Ainsi « l’homme du Bétail » qui appartenait à des lignages possédant des aptitudes rituelles à soigner les bêtes malades, ou ceux qui entretenaient des rapports particuliers avec l’esprit du totem ou les possesseurs de fétiches puissants. Il en était de même des guérisseurs et des devins. Si l’on veut voir où résidait l’autorité réelle , elle appartenait aux anciens des lignages importants « les enfants du taureau », quoique sans statut exact ni pouvoir institué .Comptaient seuls le lignage , l’âge, la famille et le nombre d’enfants comme les alliances matrimoniales, la richesse en bétail ,les prouesses guerrières ou le talent oratoire


« On apaise donc les conflits grâce au chef à peau de léopard, qui joue un rôle mineur dans le règlement d'autres affaires que celles d'homicide. On pourrait croire que ce fonctionnaire jouit d'une grande autorité, mais il n'en est rien . En vérité, on peut dire des Nuer qu'ils n'ont pas de gouvernement, comme nous avons vu qu'ils n'ont pas de lois, et pour les mêmes raisons. Voyons d'abord, en quelques lignes, quelles sont les qualifications rituelles du chef à peau de léopard; nous évaluerons ensuite le rôle qu'il joue dans les conflits et disputes.
Si l'on s'en rapporte aux quelques notations que les premiers voyageurs nous ont laissées sur ce point, il n'apparaît pas que les Nuer aient connu des personnages de grande autorité 1. Les premiers officiers britanniques qui pénétrèrent chez eux exposent en termes très nets cette absence de personnalités investies d'une autorité suffisante, ou (à l'exception de quelques prophètes) assez influentes pour qu'on pût appuyer sur elles un système administratif. Ces tout premiers rapports 2 nous décrivent des « sheikhs » sans grand ascendant, en qui nous pouvons sans doute reconnaître les chefs à peau de léopard, comme les Européens les appelèrent par la suite.


Je soutiens que voir dans le chef à peau de léopard un agent politique ou une autorité judiciaire, c'est mal comprendre la constitution de la société nuer, c'est s'aveugler sur ses principes fondamentaux : il me faut donc rendre raison du rôle que le chef joue dans le règlement des différends. Nous avons vu qu'il ne détient aucune autorité judiciaire ni exécutive. Connaissant d'un homicide, « n'est pas chargé de décider du bien-fondé de la cause. Il ne viendrait jamais à l'idée d'un Nuer qu'on réclame là un jugement. De même il n'a aucun moyen de contraindre les gens à livrer ou accepter le bétail de sang. Il n'est pas épaulé par des parents puissants, ni par une populeuse' communauté. Médiateur il est, sans plus, dans une situation particulière, et médiateur heureux pour la seule raison que l'une et l'autre partie reconnaît les liens communautaires du moins pour l’heure et souhaite éviter l’aggravation des hostilités. Evans-Pritchard .les Nuers tel. Gallimard.


Les Dinka, voisins des Nuers, peuple nilotique d'agriculteurs-pasteurs du Sud Soudan n’avaient de même aucune organisation politique constituée mais des médiateurs de conflits à l’intérieur des clans. Il existait cependant deux catégories de clans et une hiérarchie entre elles : les bany, ceux qui exercent des fonctions rituelles particulières, une sorte de prêtrise, et dont le symbole était la lance sacrée de pêche, et les kic , les clans du commun, ceux qui fournissaient aussi les guerriers. Un sous clan des premiers avait pour prérogative la maîtrise de la terre et un autre celle de détenir la fonction de « maître de la lance de pêche ». Ces deux dignitaires tribaux étaient dans un rapport d'oncle à neveu utérin, la position aînée et donc prééminente étant évidemment dévolue au « maître de la lance de pêche ».Parmi les clans guerriers, l’un des sous clans détenait la fonction de maître de la guerre.

De très belles photos des Dinka sur: jean-marc.killian.overblog.com/2015/05/les-dinka-un-groupe-ethnique-nilotique-merveilleux-du-soudan.html


Un dernier exemple concerne les Maka de l’est de Cameroun étudié par Peter Geschiere du point de vue de la sorcellerie. Les Maka présentent l’intérêt du passage entre deux formes d’organisation :une forme profondément égalisatrice et rebelle(ils opposèrent une résistance farouche aux Allemands, premiers colonisateurs du Cameroun), jusqu'à leur soumission et l’imposition de l’ordre colonial centralisé. L’ordre traditionnel des Maka présentait tous les traits d’une « société segmentaire », « tribale », constituée de petits villages de familles (probablement une centaine d'habitants) complètement autonomes. Entre ces villages, il y avait bien sur toutes sortes d'échanges —-entre villages apparentés, mais sans aucune autorité. Chaque village était formé autour d'un segment patrilinéaire où les ainés regroupaient femme et enfants dans une case des ainés et exerçaient leur autorité sur eux. Ils formaient un conseil des ainés pour gérer les affaires du village.


Les colonisateurs allemands puis français les considéraient comme primitifs : « manque de sens pour former des états » disaient les premiers. Pour les soumettre et mieux les forcer à produire (exploitation du caoutchouc), ils les forcèrent à une toute autre organisation. Les familles qui constituaient autrefois des villages autonomes furent obligées de sortir de la forêt et de s'établir avec d'autres groupes, sou¬vent non apparentés, dans des villages plus vastes le long des pistes nouvelles. Ainsi, la population serait mieux « encadrée ». Le gouvernement créa en outre un nouveau type de chef, dont l'autorité s'étendait sur des dizaines de villages ; des chefs nommés bizarrement « chefs coutumiers » alors que c’était une grande nouveauté pour les Maka.
A l’époque des « indépendances », le pouvoir politique nouveau se moula sur cette organisation en s’appuyant sur le parti unique et une élite scolarisée et urbanisée. Une administration toujours plus centralisée (ministres, préfets, sous-préfets, chefs de canton etc., issue du parti unique ,va alors anéantir toujours plus le pouvoir des anciens et monopolisa les marques de prestige traditionnel (la polygamie) et contemporain (la Mercedes)


Il semble donc qu'on ne puisse pas parler de "chefferie" lorsque chaque « chef » n'est que le représentant de son groupe et de quelques éléments étrangers sur son territoire ancestral . Il n’y a véritable chefferie que lorsqu'un groupe de parenté étend sa domination à l'extérieur de son territoire d'origine. Il y a alors recherche d'un monopole du pouvoir sur l'ensemble des communautés territoriales du groupe ethnique. Qu’est-ce donc qui va constituer une chefferie ou un royaume ?(celui-ci n’étant qu’une extension du premier type et un degré supplémentaire de centralisation. ? Quel élément nouveau donne au chef ou roi son véritable statut? On peut énumérer plusieurs caractères :

Le caractère héréditaire et permanent mais à situer à l’échelle du lignage royal , (parce que celui d’un chef ou roi particulier reste temporaire, fragile, voire épisodique, avec des interrègnes qui peuvent être très longs). Une première condition nécessaire mais qui n'est pas suffisante, car tout chef de famille ou de clan, certains experts religieux, comme "l'homme à peau de léopard" des Nuer, ont des fonctions présentant ce caractère.
Le second caractère d'une chefferie sera sa dynamique spatiale, c'est-à-dire le mouvement d'expansion d'un groupe(conquête ou migration) à l'extérieur de son territoire ancestral.
On voit que la question du pouvoir centralisé concerne en premier lieu la maitrise de l’espace. Au maitre premier et producteur de la terre vont se superposer les « gens du pouvoir », maitres d’un espace politique par la centralisation.


Les évolutionnistes ont théorisé cet avènement comme le passage d’une organisation sociale fondée sur les liens de parenté (ou du sang, comme on disait communément) à des chefferies ou royauté, accompagnée ou non d’une administration à caractère étatique, dotées de prérogatives impliquant une certaine capacité d’exercer des contraintes sur la population aux fins de maintien de l’ordre.
La domination d’un roi est souvent, à l’origine, le fait d’une migration (Abomey, Moundang ) ou d'une conquête (les Moose ou Mossi) qui s'imposent par la force ou par le prestige, de la part d'un groupe étranger. Le groupe conquérant ou dominant contrôle les rouages, de l'appareil de domination: appareil militaire, fonctionnaires royaux, commandement des villages dépendants,(les enfants du roi sont chefs de village), associations et conseils, sans pour autant que ce contrôle soit absolu et n'autorise pas l'existence de contre-pouvoirs, celui des maitres de la terre , par exemple.
En réalité le système est plus complexe que la simple domination de conquérants. Les lignages et clans coexistent avec ce pouvoir étranger, dans des syncrétismes divers qui font que le despotisme reste absent. Ainsi le roi d’Abomey s’il impose un culte d’Etat et le vodun (panthère) de son lignage ,intègre dans le panthéon , les vodun des ethnies soumises.


Des envahisseurs guerriers, les Moose,(Mossi) ont constitué au Burkina Faso un ensemble de royaumes dont l'un des plus importants est celui du Yatenga. Le roi du Yatenga disposait d'un nombre considérable de serviteurs et d'officiers du palais à sa dévotion ; il régnait effectivement sur un ensemble de villages où le pouvoir était aux mains des gens de son lignage, détenteurs comme lui de l'autorité naam ,de nature héréditaire. Pourtant, pour être légitime et dispensateur de bienfaits, pour n’être pas seulement chef mais roi (rima),il était censé posséder la « puissance » (panga) qui sacralisait son pouvoir et qui n’était reçue que lors de l’intronisation .Celle-ci ne s’obtenait qu'au terme de l’alliance avec les maîtres de la terre appartenant dans chaque village, à des groupe autochtones, jamais à celui des « gens du pouvoir »



« Le sacre (l’intronisation du rima ,du roi ) est la manifestation culminante d’un voyage qui conduit le souverain de la localité royale où résidait son prédécesseur (et où il a été intronisé naaba (chef ) à celle où il a choisi de résider, en passant par la localité résidentielle du fondateur de la dynastie, Tangazugu, où se déroule la cérémonie qui transforme le naaba en rima. L’ensemble de ce périple est appelé ringu, mot dont on vient de voir qu’il signifie « royaume ». Le ringu comprend deux parties. La première, qui conduit le roi de la localité royale où il a été nommé à Tangazugu, revêt un double aspect : 1) par le moyen d’une suite de sacrifices qui sont effectués sur des autels de la terre des localités royales, actuelles et anciennes, qui constituent le « domaine royal » le nouveau roi renouvelle l’alliance du pouvoir et de la terre ; 2) dans le même temps, d’étape en étape, il acquiert toute une série de signes de souveraineté : interdits alimentaires, ustensiles individuels, premier cheval cérémoniel, porteurs de regalia, etc. Le roi arrive à Tangazugu en situation de pouvoir être intronisé rima. Au départ de Tangazugu commence la seconde partie du ringu, qui fait systématiquement contraste avec la première : le futur roi en quête de l’onction de la terre est devenu pleinement roi, celui qui, pendant la première partie de son voyage, a « donné » (des cadeaux en nature, des femmes, dont les destinataires sont principalement les maîtres de la terre ordonnateurs des sacrifices faits sur les autels de la terre), commence à « recevoir »….. A suivre notre hypothèse, ce serait pendant la première partie du ringu que le futur rima se rendrait progressivement maître de la « force », par la médiation de la « terre » Le pouvoir et la terre fondent ensemble la légitimité du pouvoir du roi, que valident à la fois l’ancestralité du pouvoir – la suite des rois – et l’autochtonie liée au monde de la terre »…Michel Izard, « De Quelques Paramètres De La Souveraineté », Systèmes de pensée en Afrique noire


Autre exemple, celui des Moundang du Tchad .Etre Moundang ,c’était d’abord être membre d’un clan autochtone mais au 18ème siècle apparait un état royal autour de la ville de Léré. Il fut, d’après certains historiens, le résultat d’éléments migrants suite à l’éclatement d’un empire central. Le mythe fondateur raconte une toute autre histoire. Celle d’un pays où le chef de terre, peu efficace et pingre , se voit supplanté par Damba, héros fondateur étranger, prince fugitif d’un autre royaume et chasseur performant à qui les clans confient délibérément le pouvoir en échange de dons abondants de viande ; il devint ainsi chef de Leré (Gö-Lere) sous le nom de Daba et sa lignée (Gö-Daba)règne encore. On trouve assez fréquemment en Afrique, dit Alfred Adler, des mythes d'origine qui sont à la fois des récits de création de la terre et de l'humanité primitive qui l'a peuplée ou des récits qui décrivent le passage d'un mode de vie à un autre considéré comme supérieur. L'histoire de Damba correspond à cette fonction. Le héros ne crée point ex nihilo mais donne forme — une forme supérieure, plus achevée — à ce qui existe déjà. Damba devient le roi d'une population jusqu’ici organisée en clans patrilinéaires et porteurs de noms de type « totémique » mais numériquement faible, pauvre en ressources et dotée d'une organisation politique rudimentaire, c'est-à-dire seulement clanique. Lui succéda ainsi un royaume fort capable de tenir tête aux Peuls, desquels il emprunta par ailleurs nombre de modes de vie.


La conquête ou la migration sont remplacées symboliquement et légitimée dans le mythe par un système de contre/don (le don de viande par Damba symbole d’abondance) où le détenteur du pouvoir doit d’entrée être un dispensateur de fertilité et de prospérité.
Dans « La Mort Est Le Masque Du Roi », Alfred Adler montre comment la royauté moundang s’articule au système des clans. Face au roi, seul personnage hors clan mais aussi, en tant qu'étranger, hors terre, les Moundang, maîtres du sol, sont organisés en clans patrilinéaires et exogames. Pour ne pas risquer de déstabiliser « l'alliance inaugurale » entre les anciens et Damba, aucun clan ne doit se lier de manière privilégiée au roi. D’autre part le clan royal d’origine va subir un processus de roturisation. Au bout de trois générations, les descendants des fils de roi se perdent dans le peuple. Les princes obtiennent la chefferie d'un village mais les fils qui leur succèdent n'ont que le simple titre de « chef de lance » ; et les fils de ces derniers seront supplantés par l'arrivée de nouveaux princes aux postes de commandement. Ce processus d'extinction des lignées de souche royale empêche la constitution d'une aristocratie qui déséquilibrerait l'harmonie duelle du système. Les clans eux sont strictement sans ordre hiérarchique, à part quelques fonctions rituelles. Le système est continuellement en tension centrifuge et centripète :Comme exemple entre ces deux pouvoirs, l'auteur expose les manières divergentes dont ils administrent la justice. La loi clanique affirme le droit à la vengeance, comme chez les Nuers, elle produit des scissions. le pouvoir royal a une action centripète et unificatrice. C’est pour cette raison que le roi est « hors clan.



Ainsi les Mofu du nord Cameroun, étudiés par Jeanne-Françoise Vincent
: un peuple montagnard, de moyenne altitude et d’environ 40000 personnes, cultivant le mil et implantés en « massifs » ; le terme désignant à la fois la situation géographique et les diverses chefferies. On distingue les Mofu du nord où le pouvoir politique est peu apparent, dispersé en quartiers , des Mofu « des chefferies », au sud et à l'est, où règnent de vrais souverains, les « princes montagnards .Tous y reconnaissent l’autorité du prince en suivant ses ordres religieux. Il a en effet le pouvoir de décider seul des sacrifices aux ancêtres et aux « esprits de la montagne » que ces sacrifices soient menés par les « chefs de quartier » ou par lui-même pour agir sur la pluie ou la sècheresse. Pour les montagnards mofu, le pouvoir d'accorder ou de refuser l'eau était le signe du pouvoir politique traditionnel. Leurs princes étaient doublement liés à l'eau : ils avaient jadis l'exclusivité du creusement des puits, faisant jaillir pour leurs sujets l'eau sur les montagnes. Ils étaient aussi et surtout les maîtres des pluies, qu’ils devaient savoir faire tomber ou retenir. Ce pouvoir du prince et des chefs de nature magique et religieuse était intimement lié à diverses « pierres de pluie qu’un chef devait absolument posséder en grand nombre ,marque symbolique de sa puissance.Il y avait donc une étroite association entre la pratique religieuse (magique accessoirement) et l'autorité politique, pouvoir qui s’est affaibli désormais avec la conversion au Christianisme des Mofu.


« L'exemple mofu invite à considérer politique et religieux comme les visages différents d'une même réalité . ….« Dans les grandes chefferies, être prince c'est se doter d'un surplus de sacralité en affirmant le caractère supérieur de son » esprit de la montagne » (mbolom).
..« Sans lui, pas de fêtes religieuses sur l'ensemble de la chefferie. Ses responsabilités ne s'arrêtent pas là. Il offre lui aussi des sacrifices, valables cette fois pour toute l'unité politique qu'il commande. Seul, en particulier, il peut se charger des sacrifices amenant : les pluies et, inversement, des rites pouvant les arrêter. C'est là seulement, en s 'affirmant comme « maître de la sécheresse » — bienfait parfois, fléau le plus souvent — qu'il agit véritablement en prince. Non seulement chez les Mofu le pouvoir a partie liée avec le sacrifice mais une dimension symbolique lui est indispensable.
Le prince de Wazang, interrogé sur son rôle, commençait par- rappeler; la nature de son pouvoir. « Je commande ma montagne », expliquait-il. Mewey, « commander » signifiant littéralement « mesurer largement », le prince est celui qui maintient son groupe dans un cadre, dans des normes, en compensant cette rigueur, par une générosité qui est sa marque distinctive. Et le prince de Wazang illustrait ses explications sur ce « commandement » en poursuivant : « Je suis chef des sacrifices; Personne ne peut commencer à célébrer une fête si je ne l'ai pas dit;.» Il n'est pas indifférent' de constater, qu'entre toutes les responsabilités d'un prince — agricole et économique, judiciaire ou guerrière — le prince de Wazang choisissait de parler d'abord de son: pouvoir en matière religieuse. » Vincent Jeanne-Françoise. Le prince et le sacrifice : pouvoir, religion et magie dans les montagnes du Nord-Cameroun. In: Journal des africanistes, 1986, tome 56, fascicule 2


Les mythes fondateurs vont ainsi à la fois légitimer et sacraliser la conquête ou la migration mais lui mettre de fait des limites dont il ne pourra s’abstraire sans perdre son caractère sacré. Le pouvoir effectif ne durera que le temps que le roi pourra remplir cette obligation .Ainsi à côté de l’histoire réelle ,conquête ou migration , on trouve donc la tradition orale mythique des fondements qui va faire du détenteur du pouvoir, quel que soit la forme précise que prend celui-ci, un personnage sacré. Les mythes de la puissance royale, fondent un ordre symbolique nouveau.
Celui-ci se construit en théorie,(en pratique toutes les formes et tous les syncrétismes sont possibles), en rupture avec l'ordre symbolique premier tel que l'anthropologie (Levi-Strauss)l’a étudié , celui des rapports de parenté et des règles de mariage exogamique ; rupture aussi avec les principes de l'organisation territoriale autour des groupes de descendance, familles domestiques ou étendues , lignages et clans. Cette symbolique du pouvoir comme sacré est donc à distinguer de l’étendue et de la nature réelle de ce pouvoir : despote régnant sur des multitudes ou chef spirituel veillant seulement sur une petite communauté ne comprenant que quelques villages. Un tel pouvoir sacré peut émerger, y compris chez les Nuers, lorsque des envahisseurs menacent. Des prophètes, personnages en contact avec les ancêtres et le monde des forces invisibles réalisent alors l’union de plusieurs tribus pour les combattre .


. « Penser la royauté, c'est-à-dire penser l'imbrication de la structure symbolique qui sous-tend le statut de souverain - lequel relève simultanément de l'ordre de la magie et de celui de la religion - avec les structures sociales, implique donc de rechercher les conditions de possibilité de l'émergence, non pas de tel régime politique ou de tel type d'Etat, mais d'un ordre politique à proprement parler
L'instauration d'un tel statut est concomitante de ce que nous désignions comme un « ordre symbolique nouveau », un ordre du second degré résultant d'un retournement de l'ordre symbolique premier. Nous sommes ainsi poussé vers un raisonnement analogique qui semble s'imposer : de même que toute analyse d'un système particulier de rôles et d'attitudes de parenté exige que l'on remonte à la règle de prohibition de l'inceste qui est au principe de l'échange matrimonial, les règles spéciales qui sont appliquées à la personne du souverain — le meurtre rituel au terme d'une période donnée et, bien sûr, l'union incestueuse et toute autre forme de transgression ou d'interdit — trouvent leur fondement dans un retournement ou un certain brouillage (d'où, par exemple, la grande fréquence de l'assimilation du roi à un jumeau) de l'ordre symbolique premier. Dès lors, si nous cherchons à mettre au jour ce que nous appellerons les composantes élémentaires de la puissance royale, nous dirons que celles-ci nous sont données en négatif avec les éléments relevant d'un ordre symbolique nouveau. Celui-ci, en effet, se construit en rupture avec l'ordre symbolique premier tel que l'anthropologie nous permet de le concevoir". Alfred Adler .Le Pouvoir Et L’interdit .Albin Michel

A SUIVRE