Traduire les « Ballades en jargon » de Maître Villon ?

Publié le 16 février 2019 par Les Lettres Françaises

Six siècles se sont écoulés depuis l’aventure terrestre de Maître François Villon et son oeuvre recèle encore de nombreux mystères, offrant aux différentes écoles et mouvements successifs une matière d’exégèses infinies. Longtemps mal délimitée (ainsi a-t-on souvent par le passé attribué le recueil des Repues franches à Villon), sujette à débats concernant les éventuelles interpolations présentes dans le texte, les différentes versions à suivre selon tel ou tel manuscrit copié ou imprimé qui laissent entrevoir un palimpseste de vers similaires mais différents (qu’on pense par exemple aux différentes versions du fameux « Quatrain » « Je suis François »…), l’oeuvre est en fait multiforme et changeante. Si de Pierre Levet à Jean Dufournet, en passant par Clément Marot, Pierre Champion ou Marcel Schwob, éditeurs et spécialistes ont pu faire d’immenses progrès dans l’établissement du texte que nous connaissons aujourd’hui, le cas des Ballades en jargon demeure encore aujourd’hui problématique, de par son statut même, clandestin, intestin, interlope, ce qu’Alice Becker-Ho nomme la part maudite de l’oeuvre de Villon.

Sur les onze ballades en jargon en notre possession, il faut en écarter cinq, qui ne sont définitivement pas de Villon. Les six restantes continuent de dérouter les lecteurs d’aujourd’hui. Ballades « en jargon » ? C’est que ces ballades sont écrites dans le jargon des Coquillards, cette bande de brigands qui terrorisait les routes au XVe siècle et dont le lexique a été en partie dévoilé lors du procès de Dijon de 1455. Si Villon n’a probablement jamais fait partie des Coquillards, il est attesté qu’il en fréquentait certains membres, notamment Régnier de Montigny, et peut être son ami Colin de Cayeux (je ne peux penser à lui sans penser à Jacques Collin, le Vautrin de Balzac avec qui il partage bien des choses), qui finirent pendus tous les deux. Villon, lui, délinquant occasionnel, quoique multirécidiviste (cambriolage, meurtre accidentel, rixes et sans doute d’autres rapines), se trouvait certainement à la marge de la bande, une périphérie assez large de traîne-misère, de clercs en rupture de ban et d’étudiants agités et loqueteux. Ces ballades sont toutefois la preuve qu’il maîtrisait bien l’argot des Coquillards. Faut-il voir en elles une tentative du poète d’intégrer la bande, la maîtrise de la langue constituant un signe d’appartenance, une preuve qu’il en est, ou qu’il est digne d’en être ? Probablement pas. Les ballades de Villon se situent au crépuscule des Coquillards. Quand il écrit sa première oeuvre, le Lai, le procès de Dijon a déjà eu lieu, la bande est déjà pour beaucoup démantelée, ses membres traqués et exécutés, ne laissant que reliquats de groupes épars sur les routes.

De nombreuses élucidations de ces ballades ont été tentées, des plus érudites aux plus farfelues. La tentation était grande d’y apporter une clef toute faite pour résoudre d’un seul coup toutes les difficultés. En 1968, le linguiste Pierre Guiraud avait proposé deux lectures possibles, en plus de l’interprétation traditionnelle qui en est faite – à savoir une liste de conseils aux Coquillards pour éviter la justice – : la première serait la description codée d’une méthode de triche aux dés, et la seconde, enfouie plus profondément, désignerait les comportements homosexuels sous-jacents dans le milieu des Coquillards. Ces trois versions se superposant. En 1998, dans un ouvrage assez faible et putassier, Thierry Martin avait creusé la piste homosexuelle en extrapolant les conclusions de Guiraud avec un esprit de système qui sied mal à l’analyse d’une oeuvre riche, multiple, et surtout vivante.

Alice Becker-Ho, en bonne spécialiste de l’argot, se propose de revenir à l’interprétation traditionnelle des ballades – une incitation à la prudence pour les Coquillards restants : la lecture sans doute la plus sérieuse, qui s’accorde bien avec le contexte du démantèlement de la bande. On peut regretter le petit ton pamphlétaire qu’elle emploie parfois à l’encontre de ses prédécesseurs – parfois morts depuis des siècles, ce qui donne un côté ridicule à la chose –, et la façon dont elle balaie d’un revers de main certains arguments ou certaines recherches, ainsi des recherches anagrammatiques de Tzara ou des travaux de Pierre Guiraud. Par exemple, elle évacue d’un trait de plume le postulat de Guiraud qui veut que « les mots du jargon sont des dérivés du français » (ses recherches lui ayant montré, à elle, que l’argot « préfère toujours éviter de se servir du vocabulaire de son propre pays, serait-ce en patois » pour éviter d’être découvert par les non-initiés) alors même que dans ses traductions, elle ne néglige pas les mots français que le jargon dévoie et court-circuite. Ainsi au deuxième vers de la première ballade : « Où accolez sont dupez et noirciz », Alice Becker-Ho commente : « noirciz, antonyme de blanchiz en jobelin, comme on peut le lire dans la déposition de Perrenet lors du procès de Dijon : “Quand ils sont prinz et interrogez par justice et ilz échappent, ils dizent l’ung à l’aultre qu’ilz ont blanchy la marine ou la rouhe”, autrement dit mystifié la police et la justice, et sont ainsi lavés de toute accusation ».

Toutefois, le travail d’Alice Becker-Ho est éminemment précieux. L’explication qu’elle propose des ballades, au plus près du texte, vers à vers, mot à mot, est des plus rigoureuses. Sa connaissance du fonctionnement général de l’argot, de ses emprunts à d’autres langues, germaniques ou gitanes (« Que le grant Can ne vous fasse essorer » qu’elle explique par « le grant Can pour le Soleil [du gitan kham, k’an] »), par exemple, lui permettent d’éviter les pièges et les chausse-trapes de ce langage de contrebande. Ses traductions des ballades sont convaincantes du point de vue du sens (pour ce qui est du point de vue esthétique, elle ne s’illusionne pas elle-même sur le caractère un peu vain et impossible de la démarche). Peut-être, dissipant les mythes, viennent-elles désenchanter la vision que nous avions de ces poèmes. Mais un peu d’exactitude ne saurait nuire et nous empêcher de rêver malgré tout. On apprécie d’autant mieux les conseils de Villon aux Coquillards qu’on les comprend. Par exemple, la première strophe de la seconde ballade « Coquillarrs enaruans à ruel / Men ys vous chante que gardes / Que ny laissez et corps et pel / Quon fist de Collin l’escailler / Deuant la roe babiller / Il babigna pour son salut / Pas ne scauoit oingnons peller / Dont lamboureux luy rompt le suc » devient « Coquillards qui allez chasser au loin / C’est moi qui vous dis de veiller / À ne pas y laisser le corps et la peau / Comme c’est arrivé à Colin-la-Coquille / Face à la justice / Il plaida pour son salut / Ne sachant bien s’y prendre / Le bourreau lui a rompu le cou » (le « à ruel » du premier vers : « Àller à Rueil, pour ruer, “agir” au loin ; de même qu’on a aller à Niort pour nier ; aller à Rouen, à la ruine ; aller à Montpipeau, piper [tromper au jeu] »), d’où le conseil de Villon qui conseille à ses collègues de « jouer de la flûte » devant la justice, en d’autres termes de baratiner.

Sans trop en dire, Alice Becker-Ho choisit souvent de traduire le jargon par de l’argot, plus ou moins connu ou banalisé aujourd’hui : « des ances circoncis » devient « privés de leurs esgourdes », le « vent » le « Zeph », le « fardis » (la corde) la « tortouse ». On peut s’interroger sur tel ou tel choix, qui produit une impression d’anachronisme ou de mélange des genres et des temps. Dans l’envoi de la cinquième ballade, elle traduit « ramboureux » par « marieux » qui est un mot du jargon de Villon (ce qui sans les commentaires qu’elle avait précédemment donnés ne nous l’expliquerait guère) et qu’on retrouve d’ailleurs trois vers plus loin « Pour la poe du marieux », cette fois traduit sans recours à un quelconque argot par « À cause de la main du bourreau ». Ce sont là des détails, qui n’entachent pas la lecture d’une enquête passionnante et indispensable à tout amateur de Villon. Ces « Ballades en jargon » nous sont décodées ligne à ligne ; la traduction, plutôt que de remplacer le texte, permet à l’original de s’imprimer davantage dans notre esprit. En ces temps où les gardes à vue pleuvent sur les gilets jaunes et autres acteurs du mouvement social, quelques conseils d’un expert en la matière sont plus que bienvenus.

Victor Blanc

Alice Becker-Ho, La part maudite dans l’oeuvre de François Villon
Éditions de l’Échappée, 105 pages, 14 €

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