Bernard Noël,
La ruine, ou cet originel du verbe, dont le lieu est ancré bien plus profondément que l'inconscient 3, est " un geste qui s'inscrit dans le temps, un désœuvrement qui s'enracine qui prend racine ". Or, le temps déglutit, avale, digère, efface, oublie pour, à son tour, être cassé, émietté, évanoui, effacé. Alors s'ouvrent " les formes " puis une libération par l'écriture et le mystère sans cesse renouvelé de la naissance du poème. Plusieurs mouvements accompagnent cette traversée sur fond de " crissement " et de " bruissement " : celui, lancinant de la balançoire et son " grincement sifflant lancinant ", " qui n'aime rien d'autre que le vent " et finit par " se fige[r] un moment " ; celui plus sournois des images, ensevelies sous les " gravats ", " des images épargnées par le feu " dont les restes s'obstinent quand ils n'arrivent pas sous forme de " rafales " ou de " bourrasques dans la tête ", trop violentes pour être saisies, se pressant, s'agglutinant, jusqu'à ce que " le regard se resserre autour du motif " et s'ouvre, même si " par instants les yeux se découragent " ; celui d'une force intérieure qui pousse vers l'avant des mots, vers leur " ciel si blanc ".
D'ailleurs, cette force intérieure comme une pulsion de vie, progresse peu à peu : " ça tambourine ", " ça crisse ", " ça bruit ", " ça se recompose ", " ça s'éventre ", " ça bruit " à nouveau, " ça s'affole ", " ça résiste ", " ça bruit ", " ça se fissure, se fendille ", enfin " ça naît ". Cette progression non linéaire permet de passer de l'ombre à la lumière : en effet, depuis le début du livre où tout paraît englué dans le noir, " dans les longs couloirs noirs les murs couverts de suie ", l'espace quitte l'obscurité et peu à peu gagne en lumière - " le noir s'éclaire s'illumine se grise " comme la poète se grise aussi à ce mouvement ascendant empli d'espérance -, " le blanc creuse les noirs ", les images sortent par " éclats d'images noir blanc ", puis " le noir s'ouvre au blanc ".
Finalement, pour gagner l'espace de l'écriture, il aura fallu accepter la ruine, " être là dans la ruine " jusqu'à devenir soi-même la ruine 4. Et si, comme l'écrit Bernard Noël " nous oublions les choses et les images, nous n'oublions pas les mots " 5, c'est avec les mots que Christine Girard retrouve l'oublié. On croit les mots " perdus à jamais ", il semble que le temps les dilue, " les mots peinent ", mais " un mot pousse un autre une écaille tombe, plus rien ne demeure que le ciel qui s'offre infiniment ". Reste alors à " s'égarer ".
Régis Lefort,
Le Livre de l'oubli, Paris, P.O.L., 2012, p. 7-8.
Ibid., p. 20.
Ibid., p. 14 : Le territoire de l'oubli ne se confond pas avec celui de l'inconscient [...] L'inconscient n'est que la couche superficielle de l'oubli [...] "
Ibid., p. 30. Cf. " On ne peut se maintenir dans le lieu, s'y attarder ; on ne peut même pas être Ibid., p. 43. dans le lieu : on ne peut qu'être le lieu, de même que l'oubli ne peut être que l'oubli, à la différence de tout le reste qui appelle un avec, un dans, un hors... "
Christine Girard, Ruines, Éditions Faï fioc, 2018, 48 pages, 8€