Thyeste mis en scène par Thomas Jolly

Par A Bride Abattue @abrideabattue
Il en rêvait ... Thomas Jolly a été sollicité par Olivier Py pour présenter pour la première fois son Thyeste en ouverture du 72 ème Festival d’Avignon 2018, dans la Cour d’honneur du Palais des Papes.

Il a imaginé un univers fantastique et spectaculaire dans le cadre quasi magique de la cour, où se rencontrent un fantôme, une furie et surtout les deux frères ennemis… Porté par une musique envoûtante, ce spectacle total offre une réflexion-choc sur la nature humaine.


Ce n'est pas en Avignon que je l'ai découvert mais sur le plateau (grand mais plus modeste) du Théâtre Firmin Gémier La Piscine de Chatenay-Malabry (92). J'avais été prévenue par la note d'intention sur la violence du spectacle. Une amie m'avait mise en garde en me promettant l'insoutenable. Est-ce pour cela que j'ai regardé le spectacle avec une certaine distance ? Toujours est-il que je l'ai beaucoup apprécié. Je ne fus pas la seule car il a été ovationné par un public, debout, et pressé de rencontrer Thomas Jolly et quelques-uns des comédiens pour parler de ce travail après la représentation.
Faut-il résumer le propos ? Atrée règne sur Mycènes, dévoré par la haine pour son frère Thyeste, qui a tenté de lui dérober le pouvoir. Pour se venger, Atrée décide de tendre un piège à Thyeste : il l’invite à un festin sanglant, dans lequel il va lui faire manger ses propres enfants… Avec Thyeste, le philosophe romain Sénèque remonte aux sources de la malédiction des Atrides, dynastie marquée du sceau du meurtre, du parricide et de l’inceste.
Beaucoup de critiques ont été publiées à propos de la pièce et vous n'aurez aucun mal à les trouver. Je vais donc me concentrer plutôt sur la rencontre avec un homme qui est certes connu pour son addiction aux monstres, révélé par un mémorable Henry VI de Shakespeare en 2012, mais que j'avais découvert bien plus tôt au festival Impatience, en 2009, dans un registre autrement comique, avec Toâ ... qui lui valut une récompense.
Thomas est revenu sur sa joie de monter à Avignon une pièce qui est censée se dérouler devant une façade de palais, même s'il nous a surpris en nous apprenant qu’il préférait un plateau comme celui de La Piscine parce qu’il offre un meilleur rapport au public, presque un huis clos.
Cet été, profitant du cadre naturel il a surtout cherché à signifier la disproportion entre notre monde et celui des dieux. C’est une visite au musée du Louvre où il remarque la muse de la tragédie qui lui donne l’idée de Tantale en tant que colosse. Il s’est inspiré aussi de films comme Alien car la science-fiction se rapproche beaucoup du théâtre romain en nous signifiant que l’action ne s’inscrit pas dans une réalité. D'où l'emploi de masques.
Il a manifestement creusé le sujet avant de prendre ses décisions de mise en scène. Ainsi, il a interrogé Florence Dumont, la traductrice, qui est aussi une grande spécialiste du théâtre romain, pour savoir si Sénèque était plutôt lu ou joué. Elle l’a rassuré : il était joué, sans crainte d’user d’effets pyrotechniques, de jets d’eau rougie au safran pour faire croire à une pluie de sang, de montrer des dieux arrimés par grues. Sa traduction date de 1960 mais elle est encore contextualisée avec précision. On entend le mot attentat, et l’expression crime contre l’humanité, qui a toute sa pertinence parce qu’après le crime le soleil ne se lèvera plus, et l’humanité ne pourra plus être comme avant.
À l’origine Atrée et Thyeste sont jumeaux. La femme du premier a partagé le lit du frère. Atrée cherche à remonter le temps en faisant ravaler ses fils à son frère pour rétablir l’équilibre. La pièce s'intitule Thyeste mais c'est Atrée le monstre et c'est Thomas Jolly qui endosse le rôle. N’allez pas croire qu'il approuve l'infanticide et le cannibalisme : Je trouve écoeurante cette pièce où le crime est ressassé, allant encore plus loin que Médée ou Oedipe dans "le trou du cul de la tragédie". Il précise qu’à l’époque romaine on distinguait les jumeaux qui étaient parfaitement différenciés. Il faut aussi avoir conscience que le public connaissait le théâtre de Sénèque aussi bien que nous connaissons aujourd’hui les contes de Grimm, si bien que nous sommes capables d'apprécier la variation que par exemple Joël Pommerat nous propose de Cendrillon et d'en éprouver du plaisir.
Il a souligné son ambition de traduire scéniquement les volontés de l’auteur sans les modifier. Ainsi il a choisi de projeter sur le mur de fond le mot soleil (qui pour lui est le bien commun de l’humanité) traduit dans toutes les langues pour illustrer ce que Sénèque veut dire en en appelant au chœur de l’humanité toute entière.
Le chœur -en tant que chorale- ne fait pas partie de l’histoire et il a, avec la danse et sa grande musicalité, une fonction de soupape entre les cinq scènes. Il est interprété par un seul personnage, confié à une seule comédienne, Emeline Frémont (remarquable) qui a relevé le défi d’un chant à la limite du rap, presque slamé, mais respectant totalement la pensée du texte si bien qu'à l’instar du prêcheur dans les églises américaines elle donne un peu de lumière dans ce temps horrible. Thomas lui a demandé de s'inspirer du mouvement qu'on appelle "spoken word" comme le fait le groupe Fauve. Seul manquait ce soir le dernier chant, le requiem de la chute des étoiles, interprété par trois enfants sur scène en Avignon. Nous n'avons pas perçu la lueur d’espoir qu'apportait le traité d’indulgence mutuelle pour ramener la paix.
Quant à la scène du banquet, il a voulu une table disproportionnée, qui bien sûr était plus longue encore dans la cour du Palais des Papes. Contrairement à ce qu'on pourrait supposer il n'y a aucun lien à faire avec la religion et en particulière avec la Cène. Il nous fait remarquer que le cuisinier a conservé intacts les têtes et les mains afin que le père puisse les reconnaître lorsqu’on les lui présentera. Sinon comment y croire ? C'est tout à fait métaphorique de la définition que le metteur en scène donne du drame : La tragédie c’est le moment où on ne peut plus recoller les morceaux.
Ce soir le spectateur était en apnée face à une telle sophistication de l’horreur. Thomas n’est cependant pas provocant et il condamne sans hésitation la violence. Il rappelle aux spectateurs restés nombreux pour l’entendre que le théâtre adore les monstres. Sénèque nous montre une violence sans limites pour peut-être nous rappeler nos limites. C'est en ce sens que pour Thomas Jolly cette philosophie fait du bien à entendre et il est allé jusqu'à employer ce terme de feel-good dont on qualifie en ce moment une forme de littérature facile.
Le metteur en scène a été interrogé sur ses intentions. Il n'en a pas tout à fait fini avec les monstres, et nous surprendra sans doute encore avec sa prochaine création, un opéra de Pascal Dusapin, un auteur contemporain, qui sans reprendre le texte de Shakespeare – créera Macbeth Underworld à La Monnaie de Bruxelles en septembre 2019, avant sa reprise à l’Opéra Comique en mars 2020.
J'ai trouvé les costumes (de Sylvette Dequestremarquables de poésie et d'intelligence, y compris dans des détails qui n'ont pas été pensés en tant que tels mais qui sont chargés de sens comme les rubans de la chevelure d'Emeline Frémont et qui m'ont fait pensé à ceux dont on orne les statues au Mexique après avoir écrit dessus des prières et des voeux.
On peut regretter que la tournée s'achève et s'estimer très heureux d'avoir eu la chance de voir ce spectacle d'un "monstre sacré" ... si humain.
Thyeste d'après le texte de Sénèque
Traduction de Florence Dupont - Édition Acte Sud
Mise en scène de Thomas Jolly
Collaboration artistique d'Alexandre Dain
Assistant à la mise en scène et dramaturgie : Samy Zerrouki
Scénographie de Thomas Jolly et Christelle Lefèbvre
Musique de Clément Mirguet
Lumière de Philippe Berthomé et d'Antoine Travert
Costumes de Sylvette Dequest, assistée de Magali Perrin-Toinin
Maquillage d'Élodie Mansuy
Avec Damien Avice, Éric Challier, Emeline Frémont, Thomas Jolly, Annie Mercier, Charline Porrone, Lamya Regragui et deux enfants