Jacques Roubaud a mis au point une préface organisée autour de cinq sections à l’intérieur desquelles il énonce des hypothèses numérotées, qui balisent ce récit sans prétendre résoudre son opacité. Il met notamment en place une distinction entre puzzle, énigme et mystère, cette fiction s’inscrivant dans la modalité d’un sens qui restera caché et insaisissable. Claude Royet-Journoud et Marie-louise Chapelle, duo transcripteur et éditeur de ce texte, expliquent comment ils ont, dans une sorte de dialogue silencieux et réceptif, retranscrit trois cahiers comprenant des notes intimes rédigées en 1982. Ils ont ensuite découvert, après la mort d’Anne-Marie Albiach, des feuillets regroupés dans une enveloppe adressée à Claude Royet-Journoud, manuscrit pouvant apparaître comme une saisie et reprise, un remaniement narrativisé de la matière verbale contenue dans ces cahiers premiers.
Deux textes, deux récits, deux états du récit, donc : un work in progress dont le sens est à entendre comme élan mouvementé plutôt que comme signification. Les trois cahiers s’apparentent aux pages d’un journal intime dont les entrées sont datées. La narratrice passe du je au elle, tandis qu’elle se dédouble en Catarina et Anna-Lisa. Il est question de folie, d’enfermement, d’hôpital psychiatrique, d’écrivains dont les noms propres sont cités, d’un amant, de parents, de sœur, de patients, de médicaments, de médecins, de solitude, de souffrance, de désir de maternité, de sexe. Et surtout : vêtements, bijoux, fleurs, parfum, stylo. Autant d’objets perdus, déplacés, empruntés ou volés qui deviennent des signes dont l’absence blesse et fragilise la narratrice. Cette prose trouée se présente sous la forme de notes et de fragments. Les majuscules et l’italique sont fréquents. Dans le second état du texte, les paragraphes sont cette fois pleins ; les dates, les blancs et les vides ont disparu. Certains blocs de prose restent toutefois suspendus et arrêtés, du fait d’une absence de point final. La troisième personne est fréquente, mais le je persiste. Ce récit s’achève sur un dernier ensemble qui porte le titre suivant : « Conclusion : ou contrepoint. » Il s’agit bien d’une partition silencieuse dont on lit alors la coda. A plusieurs reprises le désir et l’envie de vomir de Catarina Quia y sont évoqués. Non pas besoin, donc, mais bien manifestation d’une volonté qui correspond à cette manière de manger « de façon sauvage, debout, rapide, à intervalles rapprochés ». Catarina Quia ne serait-elle pas la petite sœur de Catherine Crachat et Paulina, ces deux personnages féminins inventés par Pierre Jean Jouve ? Si Catarina Quia parle et écrit dans une proximité avec la « nausée », c’est parce que se taire, c’est être parlée, et par là être dévorée ou absorbée. Ne devient pas folle qui veut. Anne-Marie, Catarina et Anna (d)écrivent une conscience arrachée qui ne se limite jamais à ce qu’elles veulent voir : elles s’y épuisent, mais ne renoncent pas. Wo ich war, soll sie werden, et ce « dans le fil de la géométrie » qui et que dessine Mezzanine. Lutter, quoi qu’il arrive, contre cet « éloignement arrogant du corps et du langage » afin que la peur ne fige aucun visage dans le silence.
Anne Malaprade
Anne-Marie Albiach, La Mezzanine, le dernier récit de Catarina Quia, Librairie du XXIè siècle, Seuil, 2019, 288 p., 22€
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