[NDLR : le premier texte a été choisi tout particulièrement en ces jours où l'on apprend la menace qui pèse sur plus d'un million d'espèces]
Nommer
À une certaine époque de ma vie, je me suis soucié, tout en arpentant les chemins de traverse, de la flore, dans le département du Tarn en particulier. N'avais-je pas dans ses terres d'un beau rouge d'où provient le brasier de la cathédrale d'Albi, n'avais-je pas loisir d'évaluer la diversité et la profusion des fleurs ! Mais celles qui m'arrêtaient, sans que cela signifiât un rejet pour les autres, étaient les orchidées,
Elles abondaient. L'Orchis mâle de toute sa hauteur se signalait de très loin avec sa grappe tirant sur le violet et le pourpre ; le Sérapias rubis, dans les herbes rares, tirait une petite langue qui faisait songer à celle des poussins... puis, l'Orchis abeille déployait sur une courte hampe cinq ou six fleurs avides de confirmer le mimétisme flagrant qui existe d'un règne à l'autre.
Quelques années plus tard, sur la même lancée, de l'autre côté de l'Atlantique, vers les lacs du Middle West, je découvris le Sabot-de-Vénus ( Lady' s slipper).
De rare qu'il était de ce côté-ci, là-bas il foisonnait dans les sous-bois auprès des chanterelles - louis d'or généreusement perdus par une fée. Il se mêlait à une autre fleur que je n'avais jamais vue dans nos contrées.
Le nom de cette fleur - aujourd'hui oublié - je l'ai employé dans un petit texte : ... sous un plafond orageux, puis biffé parce que savant. Ces jours-ci, il me manque, sans que la fleur, dont je garde l'entier souvenir (une corolle à trois pétales blancs émergeant au ras d'une feuille à trois folioles d'un vert sombre, découpée), me manque précisément.
Il est certain que je n'ai aucune utilité du nom. La fleur fleurit, fleurira où je ne suis plus... mais le nom, lui, entre les pages d'un livre de botanique se dessèche...
Ce nom qui ne résonnera peut-être plus à mes oreilles, en ses syllabes perdues mystérieusement, m'obsède. Quelque part la fleur n'est-elle pas définitivement froissée ?
/
(Hors
comme l'herbe se penche dans l'herbe
/
Puis il y a cette mort dans l'air, trouée comme un chemin de ronde, la docilité parfois de l'inverse...
où la route se fend,
dévitrée comme une face
...la nuit
les maisons écrites, altérées
sur la route, blessées
jusqu'au bleu dernier
qui me dévisage.
/
Tout est toujours là, comme si tout toujours tout avait
été là, à ce point de commencement obscur.
Resté sourd, sur cette route, à la foudre -
Ai-je, aujourd'hui, la sévérité d'un nuage ?
Papillon un instant replié. Papillon qui presse
entre ses ailes le souvenir de la fraîcheur des
trèfles.
Comme lui je me souviens à l'aveuglette.
/
3 novembre
Comme une vieille et honorable anglaise, tous les jours
en milieu d'après-midi, mon five o'clock - et le goût de
la mine de plomb, se tenue en bouche...
" D'une manière inexplicable, j'ai encore quelques
souvenirs... "
Pasternak
C'est moi qui souligne.
...des tercets (le plus souvent) en lieu et place d'un affranchissement. Les aérogramme de Cid Corman.
/
5 novembre
...le poème est ce qui n'arrive pas.
Au nord du sud
à l'est de l'ouest -
c'est un point en villégiature
un colimaçon qui musarde
sur l'espagnolette.
...Liqueur plumeuse fluant
Roch le Baillif
/
9 nov.
Toi, le vaurien de cette phrase, à quel étal as-tu
chapardé son etc. ?
Révolte
puis récolte.
Alla breve.
Le faucheur accorde sa faux (E.D. J'identifie -
dans les alpages qu'il aimait - Anton Webern.
Philippe Denis, Chemins faisant, Poèmes 1974-2014, Préface de John E. Jackson, Le Bruit du temps, Collection poche n°3, 2019, 250 p., 8€ (en librairie le 17 mai 2019), pp. 27, 72/73, 183, 267/269.
Sur le site de l'éditeur :
Ce volume élégant et accessible à tous permettra enfin, après l'important dossier spécial qui lui a été récemment consacré par la revue L'Étrangère, d'avoir à portée de main une sorte d'" anthologie personnelle " des poèmes de Philippe Denis.
Le présent choix a en effet été établi par l'auteur, en collaboration avec John E. Jackson, longtemps professeur de littérature française à l'Université de Berne, qui fut parmi les premiers à saluer, dans la revue Critique dès 1976, " l'errance lumineuse " du poète. L'anthologie couvre, dans un ordre qui n'est pas strictement chronologique, quarante années d'écriture, depuis le premier recueil, Cahier d'ombres, paru au Mercure de France en 1974, jusqu'au plus récent, Si cela peut s'appeler quelque chose, paru en 2014. C'est à dessein, cependant, qu'elle privilégie les premiers livres, devenus indisponibles en librairie avec les années.
Comme l'écrit le préfacier : " Si Philippe Denis ne s'est jamais renié poétiquement, s'il est à la fois encore l'homme blessé de Cahier d'ombres et l'ironiste d'aujourd'hui, c'est assurément à l'obstination d'une sorte d'intégrité qu'il le doit, intégrité qui, à travers toutes les errances de ses pérégrinations (aux États-Unis, en Turquie, au Portugal) lui a servi de point fixe comme de mesure, une mesure grâce à laquelle ce poète parvient à rester fidèle à lui-même jusque dans le détachement avec lequel il est capable de considérer la nature de ce qu'il écrit :
Toute la nuit, la pluie a tapé un texte. Au point du jour s'est évaporée la littérature. "