Collectionner en Martinique

Publié le 22 mai 2019 par Aicasc @aica_sc

Le collectionneur joue un rôle déterminant dans le fonctionnement du marché de l’art.

C’est une des instances de légitimation de l’art avec les musées, les manifestations internationales, les galeries leader, les sociétés de vente volontaire. Par leur interaction, elles  construisent la valeur des œuvres, transformant la valeur artistique en valeur économique.

Une anecdote amusante nous en donne la preuve. En 2008, lors de la Biennale de Venise, au moment d’un vernissage au Palazzo Grassi qui abritait la collection de François Pinault, un  jeune artiste, Marc Antoine Leval,  avait déployé une banderole sur la façade d’un palais  situé à proximité «  Please, François Pinault, buy my work ». La bannière fut rapidement décrochée par la police et l’histoire ne dit pas si le collectionneur médiatique a réalisé l’acquisition d’œuvres de cet artiste. Mais cela démontre, qu’entrer dans une collection importante est un premier pas décisif qui précède souvent la reconnaissance des musées et ouvre bien des portes.

La collection, c’est aussi souvent un art du secret. Les collectionneurs n’aiment pas toujours se dévoiler.

Cependant n’est – il pas essentiel de  tenter de définir les différents acteurs du marché, de tenter de comprendre le fonctionnement spécifique de ce marché dans la Caraïbe d’autant plus qu’il n’est pas encore totalement structuré.

Quelles sont les instances de légitimation de l’art en Martinique ?

Quels sont les chaînons du marché encore inexistants en région ?

 Pourquoi les artistes des départements français d’Amérique intègrent – ils si difficilement le marché de l’art international ?

Un collectionneur, c’est un amoureux de l’art qui s’engage

Le collectionneur d’art n’est pas un simple acquéreur. Il opère du côté de la demande par ses acquisitions mais aussi du côté de l’offre à travers son engagement dans la vie artistique. Il peut passer des commandes à des artistes, participer à la production d’œuvres importantes, financer des catalogues, prêter des œuvres pour des expositions, assister financièrement des plasticiens ou les faire bénéficier de son réseau. Au même titre que les musées, les foires et les biennales, le collectionneur est une instance de légitimation de l’art.

Collectionner exige un investissement certes financier mais aussi personnel. Il faut y consacrer du temps. Les amoureux de l’art y consacrent l’essentiel de leur temps de loisirs : visiter les ateliers, foires, galeries;  se documenter et échanger avec les artistes ….

On ne dispose que de très peu d’informations sur les collectionneurs

Ils peuvent avoir des motivations d’ordre civique ou philanthropique (promouvoir l’art, soutenir des artistes), d’ordre ostentatoire (se valoriser, faire parler de soi), d’ordre esthétique (plaisir personnel), d’ordre financier (placement/spéculation).

Marlène LAURE, collectionneuse d’art contemporain de la Caraïbe, a bien voulu répondre à quelques questions.

Elle a commencé sa collection en 1989 à partir de plusieurs acquisitions – coups de cœur lors de différents vernissages . Elle a alors rapidement mis en place une politique de collection permettant au fil des années de suivre plusieurs artistes  Ernest BRELEUR,Thierry ALET, Christian BERTIN, Hamid MOULFERDI, Ismaël MUNDARAY, Henri GUEDON, Chantal CHARRON, Jacqueline FABIEN, Patricia DONATIEN. Depuis près de cinq ans s’opère une ouverture sur certains artistes de Cuba et d’Haïti.

  

ERNEST BRELEUR
Série Christ
200×151
Collection Marlène Laure
©Photo JB BArret pour Fondation Clément

QUAND ET POURQUOI ETES VOUS DEVENU COLLECTIONNEUR ?

Quand cela commence t-il ? Dès mon très jeune âge. Attirée par les formes, les matières, les couleurs hors du commun, j’ai commencé à accumuler des  collections d’images, de coquillages, un peu plus tard de petites pierres, de cartes téléphoniques.

Aujourd’hui et depuis 1989, je collectionne des œuvres d’art contemporain,  alimentée par la passion de l’art et surtout par la rencontre avec l’artiste, le créateur de formes, de matières, de couleurs, dans des agencements originaux, inédits, osés, uniques. L’artiste, c’est  le concepteur d’une vision du monde… l’artiste guérisseur qui console des blessures… l’artiste qui permet de rêver et d’imaginer d’autres raisons à notre présence sur terre. Il y avait chez moi le désir de comprendre et d’approcher ceux qui créent.

J’aime les artistes pour le rôle et la fonction qu’ils occupent dans notre société.

QUELLES SONT VOS MOTIVATIONS ? APPARTIENNENT – ELLES AUX PRINCIPALES MOTIVATIONS AVANCEES DANS LES ENQUETES ? SONT – ELLES 

–   d’ordre civique ou philanthropique (promouvoir l’art, soutenir des artistes)

–   d’ordre ostentatoire (se valoriser, faire parler de soi)

–  d’ordre esthétique (plaisir personnel)

–  d’ordre financier (placement/spéculation)

Je dirais d’abord d’ordre esthétique pour mon plaisir personnel, pour mon émotion personnelle.

D’ordre mental aussi, voire spirituel. L’œuvre se présente comme un besoin nourricier et motive ainsi l’achat. Dans cet ordre là intervient aussi le désir de possession presque charnelle.

Oui, mes motivations sont  civiques et philanthropiques

Au moment où j’ai débuté la collection il me semblait primordial  de promouvoir l’art contemporain en Martinique. J’entamais une nouvelle voie professionnelle qui m’obligeait à répondre aux questionnements des enseignants dont j’avais la charge de formation en arts plastiques. Il était important de les aider à découvrir qu’il y avait des artistes en Martinique qui utilisaient des concepts issus de notre culture, de notre histoire, de nos croyances pour développer un processus de création

Il fallait donc soutenir ces artistes qui se dénudaient en passant par le filtre de leur histoire propre :

Ernest Breleur
Collection Marlène Laure- Photo ML

Mais mes motivations ne sont ni d’ordre ostentatoire ni d’ordre financier. L’achat se faisant de manière intime et discrète avec l’artiste et au moment où j’ai commencé à collectionner   les artistes côtés étaient peu nombreux. Il n’y avait de place ni pour le placement ni pour la spéculation.

 ON DIT QUE TOUTES LES PREMIERES FOIS COMPTENT : VOUS SOUVENEZ – VOUS DE VOTRE PREMIERE ACQUISITION ?

Hamid – collection Marlène Laure – Photo ML

Ma première acquisition est une oeuvre d’Hamid

La problématique autour de la condition féminine a été le déclencheur ainsi que  le procédé utilisé par l’artiste, la composition .

QU’EST CE QUI DETERMINE UNE ACQUISITION : UN COUP DE CŒUR OU UNE MISE EN PERSPECTIVE DE L’ŒUVRE AVEC L’ENSEMBLE DE VOTRE COLLECTION ?

Aujourd’hui ni l’un ni l’autre

Si au début le coup de cœur amenait à l’acquisition,  très vite les choses ont changé.

Chaque fois que je me déplace vers une exposition, je ne sais pas si je ferai une acquisition, ma tête est vide prête à la découverte de nouveaux mondes, de procédés inédits, de nouvelles sensations faisant palpiter le cœur. Ces éléments sont les déclencheurs essentiels de l’achat

 ACHETEZ – VOUS PRINCIPALEMENT DANS LES EXPOSITIONS, LES GALERIES, LES ATELIERS D’ARTISTES, LES FOIRES ?

J’achète peu dans dans les foires et les galeries mais plutôt dans les expositions et les ateliers d’artistes.

Les expositions en général proposent une scénographie, une atmosphère qui me permettent une lecture des problématiques conceptuelles. Je prends le temps de ressentir chaque œuvre d’entrer en relation avec chacune d’elles. Le choix s’opère quand l’œuvre me parle, parle à mon histoire et semble porter quelques éléments de réponse à mes propres questionnements.

Dans l’atelier, je suis un peu plus focalisée sur l’artiste et son processus de création, sur son installation matérielle, les outils et matériaux qu’il utilise, ce qui me met en relation avec son génie de création. Etre dans l’atelier de l’artiste est un moment privilégié pour le découvrir plus profondément. Là je fais mon choix dans une fébrilité émotionnelle forte.

Photo ML

VIVEZ – VOUS AVEC VOTRE COLLECTION ? 

Oui , pour moi il ne peut en être autrement. A partir de l’achat, dès que l’œuvre entre à la maison, elle détient une place dans mon quotidien je la vois, je l’analyse, elle habite la maison, elle prend vie.

Je n’agence pas les œuvres comme dans un musée, il n’y a pas de cartels (ni titre, ni nom d’artiste)

La maison a d’ailleurs été conçue et construite pour accueillir la collection

 COMMENT SE PASSE L’ARRIVEE D’UNE NOUVELLE ŒUVRE ? VOUS AMENE T ELLE A MODIFIER LA PRESENTATION DE VOTRE COLLECTION ? A REMISER CERTAINES ŒUVRES ? 

L’œuvre se fait sa place. Parfois elle m’amène à modifier. Le plus souvent je la pose au sol quelques jours, elle s’acclimate puis elle est accrochée. Je fais mon possible pour ne jamais  remiser d’oeuvres,  je préfère ralentir sur les achats.

Photo ML

QUEL EST, SELON VOUS, LE RÔLE DU COLLECTIONNEUR ?

Le rôle du collectionneur, c’est de  promouvoir l’art, soutenir les artistes. Le collectionneur donne un avis, fait des choix qui lui permettent de donner une vision du monde artistique dans lequel il évolue. Il propose des traces.

VOUS VOUS DEFINISSEZ COMME UN COLLECTIONNEUR D’ART CONTEMPORAIN DE LA CARAÏBE, QU’EST CE QUE CELA SIGNIFIE POUR VOUS ? 

Ce qui compte, c’est l’ouverture, le rapprochement, la mise en synergie de la création contemporaine caribéenne. Les problématiques plastiques sont proches,  il me semble qu’il se définit une sorte d’unité artistique de la Caraïbe et qu’en tant que collectionneur il est important de proposer des croisements la révélant dans la collection.

Photo ML

COLLECTIONNER EN MARTINIQUE : VOTRE EXPERIENCE VOUS A-T-ELLE PERMIS DE DEGAGER CERTAINES SPECIFICITES ? 

Y a-t-il vraiment des spécificités autres que celles liées à notre histoire, à notre positionnement géographique dans le monde ? La spécificité est due à l’étroitesse du territoire qui fait que l’on peut quand on le veut rencontrer l’artiste. Le manque d’un musée d’art contemporain rassemblant l’ensemble des artistes de chez nous est une autre spécificité.

VOUS SUIVEZ L’EVOLUTION ARTISTIQUE DE CERTAINS ARTISTES PUISQUE L’ON RETROUVE DANS VOTRE COLLECTION HUIT VOIRE DIX TOILES DE CERTAINS ARTISTES, QUELLES SONT VOS RAISONS ?

Le désir de comprendre l’évolution des processus d’un artiste, de percevoir le lien entre les œuvres,  les cassures qui permettent à l’artiste de durer, de s’adapter au monde qui évolue. C’est aussi pour moi une manière de tisser ses diverses visions du monde, comprendre le cheminement. Pour essayer de comprendre pourquoi l’artiste crée et comment il décortique le monde. Cela m’est utile dans une certaine mesure pour me construire moi-même.

EST-CE QUE COLLECTIONNER, C’EST AUSSI, D’UNE CERTAINE FAÇON, FAIRE ŒUVRE ? 

Je crois que oui. C’est une question que j’aimerais approfondir. Le collectionneur fait-il acte de création, serait-il un artiste ?

PENSEZ – VOUS A L’AVENIR DE VOTRE COLLECTION ?

Oui l’enrichir, la structurer vers une fondation privée et pourquoi pas faire un don au futur musée d’art contemporain de la Martinique que j’appelle de tous mes vœux.

Photo ML