Vision(s)

Publié le 06 juin 2019 par Jean-Emmanuel Ducoin
La gauche de gauche, incapable d’incarner la colère populaire ?
Constat. La peur amputée de l’espoir… Vous connaissez la formule? Elle traduit assez bien le moment politique qui est le nôtre, au lendemain du scrutin européen. Le clivage gauche/droite aurait donc disparu des radars à la faveur d’une élection, au point que certains puissent poser cette grave question: doit-on tourner la page de la gauche? Ne prenons pas cette interrogation à la légère, elle devient, pour beaucoup, non seulement «structurante» mais parfois «matricielle» à toute réflexion stratégique. Depuis deux ans, pourtant, la gauche de gauche semblait avoir pris la main, après quatre décennies de déclin mortifère. Souvenons-nous. En avril 2017, Jean-Luc Mélenchon rassemblait à la présidentielle 70% du total – déjà faible, certes – des voix de la gauche et manquait de peu la qualification au second tour. Aux législatives qui suivirent, le PCF stagnait par le bas, mais le total des deux ex-partenaires du Front de gauche approchait néanmoins les 14%, regroupant ainsi presque la moitié du score de la gauche. Qu’en fut-il le 26 mai dernier? Le cumul des résultats du PCF et de la FI n’atteignit même pas les 9%. Plus inquiétant, du point de vue sociologique, les deux forces ne rassemblaient qu’un petit quart des voix dites «de gauche». Pour ne prendre que la FI, elle seule comptait pour 40% du total de la gauche en juin 2017: cette fois, elle n’en agrégeait plus qu’un cinquième… Des commentateurs avisés diront, bien sûr, qu’il ne s’agit que d’une élection européenne, toujours singulière (rappelons-nous du carton réalisé par les Verts en 2009 derrière Cohn-Bendit, 16,28%, dont il ne resta pas grand-chose électoralement). Mais il y a plus inquiétant pour la gauche de gauche: le PCF et la FI n’attirent que 8% et 14% des employés et des ouvriers qui s’étaient déplacés dans les isoloirs (même s’il convient de ne jamais oublier que le premier parti ouvrier reste celui de l’abstention). Dans le même temps, le Rassemblement national (RN) en entraîne presque la moitié. Pourquoi? Le RN de Fifille-la-voilà tient-il mieux son discours «antisystème» que la FI, par exemple? Cela n’expliquerait pas les raisons pour lesquelles le PS, Génération.s et les Verts, censés être des partis englués dans le système, ont obtenu au total les suffrages de plus d’employés et d’ouvriers que le PCF et la FI réunis…
Imaginaire. Résumons la situation. Fifille-la-voilà et ses troupes ont mobilisé le peuple de droite. Le PCF et la FI, eux, n’ont pas mobilisé le peuple de gauche, détruisant l’équilibre et le rapport de forces. La stratégie et le fond de l’orientation de la seule FI, que d’aucuns nomment «populiste», sont-ils en cause? Vouloir fédérer le peuple contre l’oligarchie, très bien. Seulement voilà, si la désignation d’un ennemi est l’une des conditions du combat politique, celui-ci ne peut s’y réduire. De même, la référence au peuple construit-elle mécaniquement un projet d’émancipation quand elle quitte les rives de la gauche? Le bloc-noteur n’étonnera personne, mais assume: pour que la référence absolutiste au peuple fonde un projet de société, elle doit être nécessairement surdéterminée par une vision globale porteuse d’un imaginaire social de profonde transformation, comme l’a été et l’est encore l’Idée communiste. Rien ne se construit dans la durée et l’adhésion sans espérance, sans projection sérieuse de l’à-venir. La colère, le ressentiment et le refus du système sont importants, mais insuffisants pour penser l’horizon émancipateur. La gauche de gauche a été incapable de présenter un front commun, donc incapable d’être porteuse de l’espérance d’une société désirable, d’un projet de transformation de la colère populaire, qui s’est notamment manifestée lors du mouvement des gilets jaunes, en un espoir de changement politique. Dernier point : ceux qui, à gauche, pensent qu’une triangulation avec certaines idées nationalistes sera profitable à terme pour récupérer l’électorat frontiste feraient bien de regarder l’état de la droite sarkozyste…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 7 juin 2019.]