(Note de lecture), Martine-Gabrielle Konorski, Bethani suivi de Le bouillon de la langue, par Pascal Boulanger

Par Florence Trocmé

Martine-Gabrielle Konorski entend les cris effacés du silence, mais ce silence singulier est capable de donner naissance au poème. Comme il s’agit, en poésie, de sortir de l’emphase et de l’éternel reportage, l’écriture, aux semelles déchirées, se fait cris, sanglots, psaumes, clameurs sauvages poussées vers le ciel. Car il y a bien une industrie de la falsification et de l’oubli à laquelle il faut opposer une méta-physique de la traversée. Dès le titre : Bethani, une vision de l’histoire, comme reconduction de l’enfer sur terre, se révèle. Beth Ania (nom hébreu de ce lieu) et Béthanie (là ou se jouera la résurrection de Lazare) dessine à la fois un cheminement et une quête, vers le lieu même du poème, de son mouvement, de sa résonnance et de son écho. Et de son adresse tout autant, ne prêche-t-on pas dans le désert, quand on est prophète ou poète ? Le poème, c’est ce qui reste dans un désert de poussière et de cendre, quand l’histoire a tatoué ses crimes sur les vivants.
Il s’agit de garder en mémoire ce qui a été traversé, même si l’histoire événementielle, qui ne fait pas de quartier, efface les traces de son furieux passage. Tout est fumée dans la foule immergée et souillée de charniers mais la poésie n’est-elle pas le fondement qui permettra de supporter l’histoire ? Le temps de l’écriture n’est pas le temps de la chronologie, ni le temps de l’oubli ou de l’ennui spectaculaire. Konorski, en pensant l’historial, prend en compte le travail du négatif et de sa mise en perspective sensible.
C’est la périphérie (l’exil) qui fait sens ici et non le centre (la demeure, l’enracinement) introuvable. La raréfaction des signes, le recours aux vers décalés sur la page, les bribes de sensations et de perditions entrecoupées de silence, bref un certain traitement abrupt de la langue ébranle le tissu narratif afin de faire violence à la violence du temps et de son ressentiment.
Lourdes traces
des marches
aussitôt effacées
L’errance forcée d’un peuple, son effacement, ne doit pas conduire au ghetto du blanc, au solipsisme d’une négativité sans emploi. Si les traces sur le chemin s’effacent, Le bouillon de la langue (deuxième séquence du recueil) est encore poème : mots pour déployer / tous les envols / dans nos têtes. Dès lors, la question qui nous est adressée peut se formuler ainsi : comment poursuivre l’existence en dehors des rythmes violents de l’histoire ? Peut-être en brisant symboliquement les chaines de toutes les époques, en postulant une métaphysique de l’exil, en méditant l’oubli afin de mieux garder la mémoire et en devenant, selon Franz Rosenzweig, des sans-patries du temps.
Liés   déliés
Sous un baiser de brume
   les noms
Psaumes
au fond des yeux
   éteints
Entendre le bruit
   des larmes
Coulée de ciel vers Bethani

Pascal Boulanger

Martine-Gabrielle Konorski, Bethani suivi de Le bouillon de la langue. Préface d’Emmanuel Moses, Le Nouvel Athanor.