Une lignée de la philosophie de la Reconnaissance ?

Publié le 14 juillet 2019 par Anargala


Une lignée, c'est un ensemble d'individus qui communient dans la réalisation de la conscience universelle qui dépasse leur individualité. En ce sens, la lignée spirituelle au sens cachemirien est la prise de conscience de l'unité des conscience, au-delà des corps dans lesquels elle s'incarne. La "transmission" (samkrama) est justement cette soudaine reconnaissance d'une même présence qui habite différents corps. Telle est, du moins, la doctrine d'Abhinava Goupta, sans doute traditionnelle. La lignée est donc, paradoxalement, une succession de personnes qui disparaissent les unes dans les autres. Cet éveil à ce qui dépasse le singulier révèle le singulier. Tout se passe comme si, affranchi des chaînes du Moi factice, le Moi profond, réel, vivant, pouvait enfin s'épanouir pleinement. Cela est évident chez Abhinava qui ne craint pas de parler de sa personne, ni de se mettre en avant. Cependant, ça n'est pas le cas chez des philosophes plus anciens, souvent plus humbles, à commencer par le plus grand d'entre eux, Outpala Déva. Dans la lignée de Kâlî (kâlî-krama), nous avons même un usage étrange apparemment, mais qui s'explique par le soucis d'anonymat : les maîtres de cette lignée ont l'habitude de se désigner eux-mêmes par le pronom impersonnel ko'pi, "quelqu'un" ; ce qui ne les empêche pas d'avoir un nom. C'est ainsi que nous savons que cette lignée est d'origine féminine, malgré son austérité - cette école, la plus ésotérique des traditions tantriques, met l'accent sur la conscience comme vacuité. Cet enseignement fut en effet révélé à un Cachemirien, qui lui-même le transmis d'abord à trois femmes. J'avais déjà relaté son mythe d'origine, d'une grande beauté et non moins profond.

Les philosophes de la Reconnaissance étaient tous initiés dans les deux grandes lignées du tantrisme le plus secret, à savoir le Trika et le Krama (que j'appelle ici "lignée de Kâlî"). De plus, Outpala Déva, son plus profond penseur, présente sa philosophie comme "une voie nouvelle", "facile" et accessible à tous en dehors de toute initiation. Il explique aussi qu'il a composé le Poème pour la Reconnaissance (Pratyabhijnâ-kârikâ, vers 950) pour partager la réalisation de son unité avec Dieu.

Cependant, on trouve une version différente des origines de cette philosophie dans l'oeuvre de son maître Soma Ânanda. A la fin de sa monumentale Vision de Shiva (Shiva-drishti), ce dernier raconte en effet sa lignée. Bien que cette voie soit "nouvelle" (nava-mârga), elle s'inscrit dans une lignée.  

Cette lignée commence avec la Shakti, la conscience que l'absolu a de lui-même. C'est le Tantra primordial, éternel, dont les tantras et tous les savoirs ne sont que des fragments. Selon la Reconnaissance, tous les savoirs en général, ne sont que des réminiscences de l'intuition originelle de notre identité avec la conscience universelle. Cette philosophie est donc, en sa source, née de l'union du divin et de la divine, ce que suggère du reste le nom même de Soma Ânanda, qui signifie, littéralement "félicité de Shiva et Shakti". Soma peut en effet s'analyser en sa+umâ "celui qui est avec Oumâ", Shiva avec Shakti.

La Shakti, la Déesse, transmit ces "secrets" (rahasyâni dit Soma Ânanda) à Ananta. "Celui qui ne finit pas" à la fin d'un cycle cosmique est ce serpent ou plutôt ce dragon cosmique, aussi appelé "Celui qui Demeure". Comme il est le seul être à ne pas mourir à la fin d'un grand cycle, quand tous les univers périssent, consumés dans le Feu divin de la Fin des Temps (kâla-agni-rudra), l'équivalent cosmique de la Koundalinî, ce dragon est le gardien de la connaissance. Généralement, les dragons Nâgas sont les gardiens de la mémoire. Ananta est donc le gardien des gardiens, la mémoire universelle. Il est la source de tous les savoirs transmis ensuite et il correspond, au plan macrocosmique, à l'inconscient (qui n'est bien entendu que de la conscience indifférenciée) ou au psychisme (citta) en tant que réservoir de tous les souvenirs. C'est Ananta qui s'est incarné en Patanjali, puis en Abhinava Goupta Pâda (littéralement "le nouveau [Nâga-dragon] dont les pieds son cachés"), selon une interprétation transmise oralement.

Le dragon Ananta avait cependant du mal à trouver un disciple à qui transmettre ces secrets, car au début de l'Âge de la Malchance ou Âge de Fer, Kali Youga, le chaos s'installait lentement, tel un poison qui se diffuse. Dieu s'incarna alors sur le Mont Kailash en Shrî Kantha, source de tous les Tantras. Celui-ci transmit tout au sage mythique Dourvâsa, le "mal disposé", célèbre pour ses terribles colères, sources de bien des déboires pour les dieux et les hommes.

Dourvâsa était un ascète chaste vivant dans une grotte. Par la puissance de son yoga, il engendra un fils purement spirituel. Ils vivaient dans un lieu inaccessible, vraisemblablement dans une vallée de l'Himâlaya, "dans la drection du village de Kalâpi" dit Soma Ânanda. Mais le passage est délicat à interpréter. Quoiqu'il en soit, quatorze génération de yogis, tous des hommes, vécurent ainsi cachés, se transmettant leurs secrets, c'est-à-dire la philosophie de la Reconnaissance.

Mais le quinzième fils, Tryambaka, était davantage extraverti, quoique "savant dans toutes les domaines". Il tourna donc sa vision yogique vers le monde et il tomba amoureux d'une jeune femme brahmane. Il quitta la vallée secrète et l'épousa. Leur fils, Sangama Âditya ("Soleil né de l'union"). Il eut un fils, Varsha Âditya, lequel engendra Arouna Âditya, qui fut le père d'Ânanda, lequel engendra Soma Ânanda.

Le fils spirituel de Dourvâsa fut nommé Tryambaka. Mais il eu aussi une fille qui fonda une autre lignée, Ardha-Tryambaka, à l'origine de la tradition ésotérique du Koula.

Il y a plusieurs contrastes pertinents à relever, car ici tout a un sens.

D'abord le contraste entre Soma Ânanda et son disicple Outpala. Ce dernier est humble et offre une philosophie pour tous. Soma Ânanda commence son oeuvre en proclamant son identité à Shiva et il raconte la légende de sa lignée, en concluant que l'enseignement de la Reconnaissance doit doit compris grâce "aux gourous".

Ensuite le contraste entre les enseignements initiatiques et les philosophies indépendantes, accessibles à tous. 

Les lignées initiatiques sont les deux traditions du Koula au Cachemire de cette époque : Trika et Krama, deux traditions axées sur la Déesse. Il y a également contraste entre le Trika et le Krama : le Trika est le visage extatique, créateur et nourrissant de la Déesse ; le Krama, centré sur Kâlî, est son visage destructeur. Le Trika est inclusif ; le Krama est plus indépendant, transcendant. Le Trika célèbre

la plénitude ; le Krama adore la conscience comme vacuité.
Mais bien sûr, ces deux traditions ont été combinées par Abhinava Goupta ; cependant, d'autres sous-lignées du Krama ont gardé leur indépendant.

Les philosophies indépendantes et accessibles sont aussi au nombre de deux : la Reconnaissance et la Vibration, chacune avec leur inspiration initiatique et leur lignée, mais sans que ce cadre soit présenté comme une nécessité avec une initiation obligatoire. La Reconnaissance (fondée sur le Poème pour la reconnaissance, Pratyabhjnâ-kârikâ)est plus masculine et intellectuelle. La Vibration (fondé sur le Poème de la Vibration, Spanda-kârikâ) est plus féminine et yogique. Cependant, là encore, ces deux approchent se complètent et concourent à partager une même intuition essentielle. La Vibration est plus élémentaire, laconique dans sa formulation. La Reconnaissance est plus élaborée.

Et ces deux philosophies accessibles à tous, bien qu'elles soient la quintessence des arcanes initiatiques, sont résumées dans deux "déclarations condensées" (des soûtras), les Aphorismes de Shiva pour la Vibration et les Aphorismes de Shakti (aussi appelés Pratyabhijnâ-hridaya ou Cœur de la Reconnaissance) pour la Reconnaissance.

Autrement dit, la Reconnaissance est étroitement liée à la lignée Trika, tandis que la Vibration est liée à la tradition Krama. Ainsi, toutes ces approches sont liées de manière cohérente et reflètent le message à partager, jusque dans leur structure.

Cet ensemble forme ainsi un vaste mandala harmonieux qui correspond à la forme même du réel. La forme de l'enseignement  fait écho à son sens. Rien n'est laissé au hasard. Comme dans le dialogues écrits par Platon, chaque détail de la présentation de l'enseignement a un sens symbolique. A chacun de méditer ces symboles.

La philosophie de la Reconnaissance est une philosophie, non une révélation ésotérique. Cependant, il est important de se rappeler qu'elle a des sources initiatiques et qu'elle s'inscrit elle-même dans le cadre d'un récit allégorique, même si l'on ne peut exclure qu'il renvoie à une histoire.

Dès lors, même s'il convient de bien distinguer entre philosophie et théologie ou théosophie, il est tout aussi important de ne pas perdre de vue ce qu'ils ont en commun.