Une dernière soirée avec Mark Knopfler

Publié le 20 juillet 2019 par Nicolas Esse @nicolasesse

C’était bien.
Mieux que bien.
C’était… tendre et rude, léger comme l’air et lourd comme le plomb. Soyeux. Râpeux. Mi-figue, mi-raisin. Doux-amer et depuis quelques années, c’était beaucoup crépusculaire,

C’était la dernière tournée.
Au moment où la salle se rallume, je peine à faire la mise au point. Tout est un peu flou, un peu brouillé, un peu barbouillé, la vue, le cœur et l’estomac, qu’est-ce qu’on peut prendre dans ces cas-là ? Des cachous ? Des comprimés ? Une bouffée blonde de Benson & Hedges ? Mais ça fait plus de 30 ans que j’ai arrêté de fumer. Alors, disons un verre, le premier verre de Glennfidich, liquide fort et cuivré arrivé d’Écosse en même temps que ta musique. La première gorgée qui t’explose la gorge. Le premier accord qui t’explose le cœur. Ça te donne une nouvelle forme, une nouvelle couleur. Il y avait soi avant. Il y a un autre soi après. Des secousses telluriques. Comme Rembrandt, Rothko, John Irving ou René Fallet.

On ne sait pas vraiment ce qui se passe à l’intérieur. On s’en va un soir et on rencontre un accord de guitare. Une ligne mélodique que les doigts jouent en pinçant les cordes. Du bout des ongles. En découpant bien chaque note dans une trame de silence. Difficile à expliquer, ce contact. Il existe peut-être dans chacun d’entre nous une toute petite molécule qui dort et ne peut-être réveillée que par un seul parfum, une seule phrase, une seule suite de notes; et quand cette collision se produit, cette toute petite molécule envoie une véritable onde de choc qui te projette hors de tes chaussettes. Le son de Mark Knopfler m’a percuté ainsi, une nuit de 1979. Le groupe s’appelait Dire Straits et la chanson Sultans of Swing. J’ai ensuite suivi ce son. À la trace. Ce son a tracé un long sillon rectiligne dans ma ligne de vie. Avec le temps, il a évolué, s’est souvent épaissi, à l’image de son maître, mais les doigts ont gardé leur doigté.

Sur la scène, 40 ans plus tard, Mark Knopfler a vieilli. C’est le moment de prendre sa retraite, du moins c’est ce qu’il dit, assis derrière son micro. La dernière tournée. The Last Waltz. Il lance sa quatrième chanson. Je reconnais l’introduction. Romeo & Juliet. Chanson douce-amère où Roméo fatigue tout le monde et surtout Juliette avec ses concerts improvisés au milieu de la nuit. Elle se réveille en sursaut, Juliette, elle n’en peut plus. Elle voudrait juste dormir.

Juliet says, Hey it’s Romeo you nearly gimme a heart attack / Juliette dit, Oh, mais c’est Roméo, j’ai failli faire une crise cardiaque.

Pauvre Roméo. Il chante dans le vide. Juliette n’en a plus rien à cirer.

Le clavier s’éteint et le saxo se tait. Trois points de suspension et ses doigts égrènent le premier arpège. Je reste planté là, dans cette seconde, prisonnier du premier temps de cette petite ritournelle qui me retourne le cœur, m’éjecte de mes chaussettes, encore une fois. Ce n’est pas de la nostalgie, encore moins du chagrin, non, c’est autre chose. Tout au fond de moi, cette toute petite molécule s’est remise à bouger et l’onde de choc me renverse d’un seul coup, là, debout au milieu de la foule. Les lumières s’éteignent, les crânes disparaissent et je ne vois plus qu’un point flou et blanc au milieu de la scène.

Ensuite les larmes coulent et je ne vois plus rien.
Je n’entends plus rien.
Rien que le tendre son du temps qui s’écoule et ne s’écoule pas, au pays de Juliette qui ne reviendra pas.