Garaudy aux débats du CCIF

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit
Actes de la recherche en sciences sociales Le Centre catholique des intellectuels français Le dialogue comme négociation symbolique (EXTRAITS) Par Jean Tavares
L'article entier est à lire ici:https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1981_num_38_1_2118
Le Centre catholique des intellectuels français (CCIF) était une institution médiatrice de l'intervention de l'Eglise dans le champ intellectuel à travers une démarche de dialogue (négociation symbolique) dont la manifestation apparente était la production publique de discours, oral ou écrit. Vouloir saisir les stratégies objectives à l'oeuvre dans ce dialogue seulement par le décryptage de ce discours public, qui est un discours censuré, serait prendre comme point de départ ce qui est l'aboutissement des stratégies de contrôle-censure qui ont mené à sa production et qui ne peuvent être appréhendées que par l'analyse des conditions sociales de production des promoteurs du dialogue et du fonctionnement et des moyens de contrôle de l'institution comme lieu de négociation intellectuelle.
Un téléphone et des idées La définition que donne du CCIF un de nos informateurs traduit exactement ce qu'il était en apparence : démuni du point de vue institutionnel, réduit à quelques intellectuels bénévoles qui organisaient des débats entre intellectuels. Sa réussite, étonnante même pour ceux qui en ont été les artisans, tient à l'adoption d'une méthode de travail qui, répondant aux limites de l'institution, a transformé ses insuffisances en atouts d'une pratique de négociation symbolique : l'absence de mandat ecclésial renforce l'apparence de laïcité et d'indépendance, son côté non institutionnel l'apparence de neutralité, son apparente neutralité facilite le travail de recrutement et de marquage. Le CCIF est l'exemple parfait d'une institution de manipulation douce fondée sur les apparences et agissant par dissolution. Placé aux frontières du champ religieux et du champ intellectuel, il se donne pour tâche non pas de borner ces frontières mais de les effacer pour que la liaison se fasse sans à-coups. Il ne rassemble pas des membres sous une étiquette institutionnelle mais se dilue et peut ainsi rassembler de fait autour d'une entreprise et marquer invisiblement les gens qu'il met à contribution séparément sans les détacher de leur milieu. Le CCIF en tant qu'institution n'a toujours compté que quelques membres. L'équipe animatrice était réduite à un minimum indispensable pour assumer les tâches d'organisation et prendre les initiatives mais elle pouvait compter sur la collaboration d'un ensemble d'intellectuels présents aux points névralgiques du champ intellectuel, comme étant la tête de ce que l'on pourrait appeler un réseau diffus de négociation symbolique composé de cercles concentriques qui se propagent en dégradé continu au-delà du champ catholique jusqu'aux incroyants, sympathisants catholiques ou tout simplement ouverts au dialogue avec le champ religieux. Le dégradé continu masque la différence qualitative qu'il y a entre les cercles centraux et ceux de l'extérieur, entre les agents qui ont l'initiative et les agents-cible de la stratégie de dialogue, ceux à qui elle profite et ceux qui la servent, les marqueurs et les marqués. A un certain endroit il y a une rupture mais qui se passe tellement en douceur qu'elle n'apparaît pas comme telle. La tâche du CCIF consiste à émousser les oppositions, ce qui fait qu'apparemment il n'y a pas de rupture. Elle vise à transformer une opposition entre un dedans et un dehors en un réseau à base de plus et de moins. Cette stratégie réussit en émoussant dans chaque intellectuel la ligne de démarcation entre son côté profane et la partie plus ou moins étendue de son côté religieux, jusque chez les incroyants, en sollicitant chez eux la parcelle de chrétien qu'ils portent sans le savoir, dans la tête ou dans le coeur, ne serait-ce que leur «bienveillance», leur côté «humain» d'ouverture au dialogue, «bonne volonté» qui exclut a priori des oppositions irréductibles et des rencontres hostiles. Les différents cercles du réseau de négociation symbolique constituent autant de niveaux d'engagement religieux sur lesquels le CCIF pouvait compter pour la réussite de son travail de dialogue, mais ne représentent pas une mesure de l'importance de la contribution à ses activités. Du nombre de participations de chacun des 1500 intellectuels invités au CCIF on ne peut pas déduire mathématiquement l'importance qualitative de sa contribution, sauf pour un tout petit nombre d'invités dont la présence constante aux débats est un indice du rôle qu'ils ont joué dans leur orientation. La méthode qui consisterait à prendre indistinctement les participants par nombre de participations n'aboutirait qu'à consacrer les apparences de lieu neutre du CCIF, en opérant un nivellement qui cacherait l'essentiel, la stratégie de lieu neutre qui est une stratégie de coups. Tous les coups n'ont pas la même signification, la même valeur stratégique, et on ne fait pas de la stratégie à tous les coups.
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 «Le CCIF c'était rien. Une secrétaire. C'était un
téléphone et des idées. Et ce qu'on a fait à si peu !». Inviter Jacques Monod en cercle fermé pour le «questionner sévèrement» après la sortie de son livre Le hasard et la nécessité n'a pas la même signification que d'inviter un scientifique catholique à parler sur les applications de la mécanique ondulatoire ou les mathématiques modernes. Inviter Roger Garaudy pour qu'il parle de Dieu à la Semaine des intellectuels catholiques (SIC) en 1965 n'a pas la même «valeur» que d'inviter un autre marxiste à sa place, de l'inviter lui-même en 1971, ou d'inviter le père Calvez sur le même sujet. Une seule participation d'incroyant peut avoir plus de valeur que plusieurs participations d'un autre invité. Faire parler un incroyant sur la poésie ou l'art de l'Egypte antique a moins de valeur que de le faire parler sur la nature humaine ou la mort. Il y a les invités «irremplaçables» et les invités anonymes, les invités porte-parole et les invités passepartout qu'on a fait venir parce qu'on n'a pas pu avoir d'autres collaborations. Il y a l'invité vedette pour qui le débat est monté et ceux qui passent en lever de rideau pour garnir la prestation. Ce n'est pas un hasard si beaucoup de participants n'ont laissé aucun souvenir aux animateurs du CCIF. Il y a des débats-choc devant des centaines, voire des milliers de personnes, et ceux qui se passent devant «quelques dizaines de bonnes soeurs». Il y a des débats à public restreint qui ont plus de «valeur» que des débats à grand public. Il y a les débats à enjeu, ceux dont l'enjeu est l'occupation du terrain de débat, et les débats de remplissage qui sont organisés parce qu'il faut bien que l'entreprise tourne pour garder son public. Il y a le débat et il y a le déjeuner de préparation ou de mise en scène, les activités publiques et les contacts privés grâce auxquels les membres du centre prennent le pouls de la conjoncture intellectuelle et ajustent la ligne à suivre. […]
Avant que la voie réformiste, prônée dès 1947
par la fraction éclairée de la hiérarchie française, ne devînt, avec Vatican II, la voie officielle de l'Eglise, on trouve au CCIF des dirigeants d'esprit réformateur ayant fait leurs armes avec Maritain et les personnalistes ou ayant subi leur influence. On y retrouve les anciens collaborateurs de Sept, Vie intellectuelle, Temps présent, Témoignage chrétien ou Esprit qui, en 1947, refusaient l'immobilisme mais aussi la voie trop osée du progressisme chrétien. On y retrouve, après les années 60, les élèves ou les disciples des premiers ayant en plus pendant leur jeunesse acquis l'expérience du travail avec la hiérarchie dans les mouvements d'action catholique étudiante. Critiques vis-à-vis de l'immobilisme de l'Eglise officielle, ils «restaient dedans tout en maugréant» et essayaient de la tirer vers le renouveau. Ils possèdent l'habitus caractéristique d'une certaine catégorie d'agents présents dans toute institution établie. Audacieux mais sages, «iconoclastes» pleins de nuances, irrespectueux dans les limites de l'obéissance, ils sont avancés en apparence et centristes de fait et n'apparaissent comme de «gauche» que parce qu'ils combattent le conservatisme rétrograde. […]  Il n'y a eu qu'un incident, mais de taille, à propos de l'invitation de Roger Garaudy, membre du Bureau politique du PCF, à la Semaine de 1964 où il devait parler sur «le marxisme et le fait religieux». Mis au courant du projet et des orateurs invités, l'archevêque de Paris consulta le Nonce apostolique qui accepta les autres incroyants mais s'opposa à la présence de Garaudy. Les membres du CCIF ne voulant pas céder, après maintes discussions avec l'archevêque et le Nonce, l'affaire fut portée à Rome et le président du Centre se rendit auprès de la Secrétairerie d'Etat vaticane qui mit un veto absolu et final sur le nom de Garaudy, en interdisant en même temps au CCIF de faire état de ce veto. «Ils avaient peur de Garaudy. Il y avait une espèce de peur panique de Garaudy. Il avait sorti un article dans Témoignage chrétien et Veuillot avait fait un communiqué blâmant Montaron d'avoir donné la parole à Garaudy. C'est un fait que certains textes de Garaudy étaient difficiles et qu'il ne s'est trouvé personne pour faire le poids devant Garaudy à ce moment-là. Alors ils avaient une peur bleue de Garaudy en disant  «Garaudy va entraîner tous les gens et personne ne pourra faire le poids devant lui» (un animateur). Mais le CCIF étant résolu à un dialogue avec les marxistes, la Secrétairerie d'Etat accepta que Garaudy fût remplacé par Gilbert Mury, secrétaire du Centre d'études et de recherches marxistes, qui était beaucoup moins connu. Roger Garaudy ayant accepté ce remplacement et «Gilbert Mury étant accepté par Rome», la Semaine prévue pour novembre 1964 put avoir lieu, mais avec quelques mois de retard, en mars 1965. Après cet incident,le CCIF décida d'envoyer à Rome un mémoire sur le déroulement des Semaines de 1965 et 1966 et «le dialogue public avec les incroyants» qui fut bien accueilli. En mai 1966, l'assistant ecclésiastique et les dirigeants laïcs du Centre furent reçus en audience privée par Paul VI. Quelques mois plus tard, dans un document papal sur le dialogue, le CCIF retrouvait confirmées quelques-unes de ses orientations. «L'affaire Garaudy» a été la dernière occasion de désaccord entre le CCIF et l'autorité hiérarchique. Le Concile se termine en décembre 1965 et avec lui la ligne pastorale prend le pas sur la ligne dogmatique dans l'Eglise.
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Les invités incroyants Dès 1947 le CCIF a invité à ses débats des intellectuels incroyants (5).
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Ainsi dans la première séance de dialogue institutionnel entre catholiques et communistes (Semaine de 1965) Jean Bruhat, historien communiste, professeur à Sciences Po, passe d'abord, suivi par René Rémond, historien catholique et collègue du premier, Gilbert Mury passe en troisième, suivi par le père Wackenheim, sous la présidence du secrétaire général du CCIF qui se charge de la conclusion. Dans une séance de la Semaine de 1971, Roger Garaudy, enfin accepté, passe entre Etienne Borne et Paul Ricoeur, etc. Chaque séance compte 4 ou 5 orateurs ; il n'y a eu que trois séances de 3 orateurs. Des 53 séances que comptent les 8 SIC de 1965 à 1972, il y en a eu 25 avec au moins un participant incroyant. Les incroyants comptent au total 34 participations à ces 25 séances. Ils ont eu à parler en premier 1 3 fois et 1 0 fois en deuxième. Dans 5 des 7 séances avec 2 incroyants, ils passent tous les deux au début ou ils alternent en première et troisième position. L'orateur incroyant ne passe à la fin que deux fois dont une durant laquelle il est aussi président.
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Jean TAVARES
Dans Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 38, mai 1981. La représentation politique-2. pp. 49-62https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1981_num_38_1_2118 Sur le blog, un choix d'articles sur le dialogue chrétiens-marxistes: https://rogergaraudy.blogspot.com/search?q=dialogues+chrétiens+marxistes Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest Libellés : Dialogue des cultures, Divers auteurs, Documents, Histoire, Roger Garaudy, Théologie de la libération