(Note de lecture), Yi Sang, Plan à vol de corbeau, par Philippe Di Meo

Par Florence Trocmé

Plan à vol de corbeau a paru en 1934 dans le quotidien Joseong Jungang.
Le titre du recueil de vers, qui inclut des points, des équations, des suites de chiffres, est une déformation du chinois Plan à vol d'oiseau obtenue en modifiant imperceptiblement un caractère chinois. Car l'œuvre en examen a été écrite dans une langue mixte mêlant coréen, chinois, méthode de transcription de l'alphabet latin pour les noms propres, çà et là également agrémenté de mots japonais.
De sorte que l'identité poétique et littéraire coréenne dans laquelle évolue Yi Sang trouve depuis toujours l'altérité en son sein pour en néanmoins asseoir une forme d'unité, certes incomparable. Ainsi, par exemple, les journaux eux-mêmes offraient-ils à cette époque couramment des textes mêlant chinois et coréen dans leurs articles.
Yi Sang, Kim Hae-yeong pour l'état civil (1910-1937), saura tirer le meilleur parti de ce riche substrat littéraire plurivoque d'une tradition qu'il va renouveler, à tel point qu'on le qualifie ordinairement de "Rimbaud coréen" dans son pays natal.
Ce dont le titre atteste à sa façon, le corbeau étant perçu dans les croyances populaires du cru plutôt comme un mauvais présage, un animal un tant soit peu maléfique. Sibyllin indice de surprises à venir.
Davantage, mettant à profit sa formation d'ingénieur-architecte, il saura tout aussi bien irriguer ses textes de langage mathématique, ou scientifique, pour en élargir le champ de la lettre et l'imaginaire.
Mais venons-en au texte. La poésie de Yi Sang paraît émaciée, filiforme, maigrelette, linéaire même, donnant le sentiment d'une volonté de progression dans l'espace et l'espace d'un discours monocorde tendu vers un but expressif sans surprise notable.
Mais le lecteur attentif comprend sans peine qu'à mesure qu'il se déroule, le fil du discours perçu d'emblée a tôt fait de s'embrouiller pour donner dans une forme de funambulisme subtil ou, encore, de véritable marelle. Le pas en avant implique la plupart du temps un pas de côté ou un pas en arrière. Ça tressaute, ça sautille. Dans ce mouvement, comme récapitulatif, la moisson symbolique n'en est que plus riche.
Le recours à un langage mixte, mêlant des idiomes différents, pour partie consanguins, issus d'une tradition bien établie, a probablement permis à Yi Sang d'élaborer une composition élastique, parfois paradoxale, mettant à profit épiphanies, interpénétrations du monde du "dedans" et du "dehors", et autres paralogismes, comme autant de jongleries savantes déplaçant sans cesse le lieu du discours poétique. Toujours mobile. Jamais figé. Du quotidien le plus banal à la méditation la plus inattendue.
En géomètre, il a su plier sa tradition poétique vers l'innovation selon les lois de la projection et de la superposition, semble-t-il.
Ainsi, la progression de la phrase et du vers est-elle retournée comme un gant pour aboutir à une régression discursive mimant une forme de circularité. Le déroulé du propos suppose assez fréquemment un retour de l'image poétique sur elle-même. Le poète tient les deux bouts. Le fil se découvre pelote. Boucle. La linéarité, compacte densité.
La régression habilement amenée n'est nullement négative, et encore moins psychologique. Parée d'un signe plus implicite, elle pointe avec une acuité surprenante les arcanes de la représentation pour se mesurer avec ses sinueux sortilèges.
Tout l'art de Yi Sang semble consister à reconduire une complexité emblématique dans une forme éloquente ambiguë mais parée de simplicité. Diserte. En poète tirant adroitement profit de sa culture scientifique.
Ainsi, le thème du miroir sert admirablement ce dessein. Chiralité dans le langage scientifique ou encore énantiomorphisme* l'asymétrie si intrigante de cet instrument devient imperceptiblement une métaphore, ou une allégorie, de toute représentation. Dont l'écriture.
Représentation rime dès lors nécessairement avec déformation. Toute l'œuvre de Yi Sang semble tenir dans ce décalage omniprésent, finement discerné, habilement traité.
La reproduction au sein de son recueil d'une série de chiffres vus dans un miroir, autrement dit, inversés pour l'œil du spectateur, illustre cette poétique à la perfection.
Compte tenu de ces découvertes, Vol à plan de corbeau, qui déplace si bien le sens de Plan à vol d'oiseau, introduit, à l'autre bout du monde, dans la conscience du poète et de l'écrivain modernes l'autoconscience des moyens et des fins. Autrement dit, l'autonomie du fait littéraire. Autonomie si riche de parcours potentiels, admirablement stylisés par la poésie de Yi Sang.
Mais, in fine, pourquoi ne pas céder au plaisir d'une citation ? Celle-ci, par exemple : "dans ma maison, je cherche la trace de mes pas à venir." Saurait-on mieux dire ? Saurait-on mieux évoquer son registre ?
Philippe Di Meo

Yi Sang, Plan à vol de corbeau, Traduction de Cori Shim & Jean-Yves Darsouze, avec la participation d'Olivier Gallon, La Barque, 2019 ; 153 p., 21€

Extrait, page 33
Poème n°15
1
Je suis dans une pièce sans miroir. Moi dans le miroir alors est absent. Maintenant je tremble de peur à cause de moi dans le miroir. Quel complot est en train de préparer moi dans le miroir, où et pour me faire quoi ?
(...)
4
Mon rêve d'où j'étais absent. Mon miroir où ma contrefaçon n'apparaît pas. Lui qui désire ma solitude même impuissante. J'ai finalement décidé de conseiller le suicide à moi dans le miroir. Je lui ai indiqué une lucarne sans vue. Elle n'est faite que pour le suicide. Mais il m'apprend que mon suicide, lui ne peut pas se suicider. Moi dans le miroir est presque un phénix.
5
Avec un blindage à gauche sur ma poitrine j'ai couvert mon cœur, j'ai visé et tiré au pistolet vers le côté gauche de la poitrine de moi dans le miroir. La balle a traversé son côté gauche, mais son cœur est à droite.
*Phénomène bien connu de l'inversion des chiffres et des lettres par le miroir.