Le slogan "il n'y a personne" est devenu populaire dans une partie des milieux non-dualistes. Cette idée que le Soi est une illusion et que le libre-arbitre n'est qu'un songe est, en partie, inspiré par la tradition védântique et il est en partie un écho de certaines philosophies européennes, comme souvent.
Il est vrai que le Vedânta affirme qu'en définitive (paramârtha-drishtyâ), le Soi n'est pas un agent, car toute action implique altération, ce qui est incompatible avec la permanence du Soi.
D'autre part, des philosophes occidentaux, inspirés en partie par le bouddhisme et par les découvertes de la science moderne, ont soutenu que le Soi n'était qu'un "jeu de langage" (Wittgenstein), un trompe-l’œil (Dennett, entre autres), etc.Cette idée du "il n'y a personne" est donc un mélange de matérialisme (le Soi est un produit de causes et de conditions naturelles) et de Vedânta (conscience et action sont incompatibles), le tout assaisonné d'une bonne dose de relativisme postmoderne.
Mais cette idée est-elle vraie ?
Je ne le pense pas.Quand je regarde en moi, je constate certes que je ne suis pas une chose ayant forme, couleur et localisation.
Mais cela fait-il de moi une illusion ? Qui a jamais affirmé, du côté des spiritualistes, que le Moi, le Soi ou l'âme devaient avoir couleur et forme ? Au contraire, ils affirment tous, en Orient comme en Occident, que le Soi est transparent, immatériel et omniprésent comme l'espace. Pour autant, est-ce une illusion ? Il est vrai que, pour la plupart d'entre-nous, nous nous réduisons sans y penser à une image plus ou moins imaginaire, produit de diverses pressions sociales. Mais je suis, j'existe. Et si je n'étais qu'une illusion, qui donc en serait la victime ?
Quant au libre-arbitre, il est de la même nature que le Soi comme conscience. En vérité, tout ce qui vaut pour l'un, vaut pour l'autre. Réfuter le libre-arbitre, c'est réfuter la conscience. Mais la conscience est évidente, tout comme le libre-arbitre. Il s'éprouve, même s'il ne se prouve pas. Cependant, il y a quand même un phénomène objectif qui se trouve être un signe fort du libre-arbitre : c'est le caractère imprévisible des actions humaines, qui du reste empêche les sciences de l'homme d'acquérir le plein statut d'une science. Les historiens, les économistes, ne parviennent presque jamais à prévoir les événements et autres crises. Pourquoi ? Parque l'agent humain est doué de libre-arbitre. On peut y voir une complexité qui dépasse l'entendement actuel, mais cela ne changerait rien au fond du problème : il y a de l'imprévisible dans l'action humaine, et cet imprévisible est le signe du libre-arbitre, irréductible. Je ne vois aucun indice indiquant le contraire.
Mais plus profondément, il me semble que cette doctrine matérialiste du "il n'y a personne, juste cela" est profondément déshumanisante, et cela pour un bénéfice nul ou minime. De plus, pourquoi se limiter à affirmer que le Soi n'existe pas, en laissant le reste intact ? Selon le Vedânta, rien n'est réel ! J'observe, au passage, que ce point capital est très rarement repris par les gens qui, aujourd'hui, se réclament du Vedânta... Du coup, le discours non-duel "impersonnel" ressemble à s'y méprendre à n'importe quel discours scientifique physicaliste - une forme de matérialisme extrême.
Je voudrais partager ici le témoignage de Tim Freke, un philosophe que j'apprécie. Je ne l'ai guère fréquenté, mais je découvre avec joie que nous partageons beaucoup. Voici :
"Sur les 20 dernières années, j'ai vu la spiritualité 'non-duelle' devenir de plus en plus populaire. J'ai fait partie de cette évolution au début, car je me réjouissait de voir les gens s'éveiller à l'unité. Mais très vite, j'ai été troublé de les voir abandonné dans un monde froid, vide et dépourvu de sens.
La spiritualité non-duelle moderne est souvent caractérisée par un déni complet de la réalité du Soi individuel. Une affirmation centrale est que l'éveil exige la compréhension que "personne n'agit", qu'il n'y a pas d'agent doué de libre-arbitre, de choix et d'action. L'idée d'un agent individuel doué de volonté vient de l'illusion de la séparation. En réalité, tout est juste 'en train d'arriver' et voir cela conduit à la réalisation du 'non-soi', qui est la 'vérité finale'.D'un certain point de vue, je suis d'accord. Tout surgit spontanément dans l'unité. Et quand j'ai j'ai pour la première fois l'expérience de cette profonde réalisation, ce fut vraiment incroyable. Tout est le flot unifié de la vie. L'écriture de ces mots surgit comme partie de ce flot unifié, tout comme le soleil se lève chaque matin. A un niveau profond, l'unité de la conscience fait tout, de même que le rêveur fait tout dans un rêve.
Mais ceci n'est qu'un côté du paradoxe. D'un autre point de vue, l'expérience du libre-arbitre que fait Tim est très importante, de fait. L'être primordial est en train de rêver le monde inconsciemment, mais il devient conscient à travers Tim. Cela signifie que l'unité de l'être, inconsciente, peut consciemment choisir de faire ceci ou cela à travers Tim.
Les non-dualistes affirment souvent qu'il n'y a pas de libre-arbitre parce que la conscience est une présence passive qui est seulement témoin du monde. Mais en étant le témoin passif du monde, la conscience change le monde. Quand l'unité de l'être est témoin du monde à travers Tim, cela peut conduire à l'émergence d'une pensée depuis les profondeurs... 'je crois que je vais faire ça'... qui initie l'action.
Cela a pris des milliards d'années d'évolution pour nous mener au moment où l'être primordial peut faire des choix conscients à travers nous. La plus grande part de l'évolution a été inconsciente et donc plutôt aléatoire. Mais à présent, l'être primordial peut penser consciemment à ce qu'il va faire. Et il le fait à travers vous et moi !
Les non-dualistes me disent souvent que Tim n'est qu'une marionnette dont l'autonomie n'est qu'une illusion. Mais je suggère que cette affirmation confond deux perspectives paralogiques. De l'une, tout est un et tout est simplement en train d'arriver, il n'y a donc pas de 'Tim' séparé qui puisse être une marionnette ou vouloir. De l'autre, tout est séparé et j'existe en tant que personne appelée 'Tim', qui peut clairement choisir comment elle réagit à la vie. C'est l'une des caractéristiques d'un être humain.
Il me semble que notre expérience du choix est une réalité qu'il est absurde de nier. En fait notre liberté va bien plus loin que nous l'admettons d'ordinaire. En cet instant, nous sommes libres de faire d'innombrables choses. Notre liberté est saisissante. De fait, il me semble que si nous pouvions nous permettre d'être aussi libres que nous le sommes vraiment, nous ferions de meilleurs choix dans notre vie, et des choix plus heureux. Nous n'avons qu'à être plus conscients. Car plus nous sommes conscients, plus nous faisons l'expérience d'une vaste liberté de choix."
(Deep Awake, p. 132)
Je suis d'accord. Je suis l'être primordial, la conscience universelle, qui joue à se prendre pour David. David n'est pas une illusion, mais une personne à travers qui la conscience s'expérimente. En fait, même cela n'est pas juste. Moi, David, je suis la conscience universelle qui se réalise d'une manière unique. Je suis la conscience universelle "contractée", individualisée. Mes pouvoirs sont limités, mais ils sont bien réels. Et à chaque fois que je fais un choix, moi, David, je replonge en l'être primordial que je suis et ainsi je peux échapper au déterminisme et poser un choix. Si j'en prend conscience, alors ma conscience s'ouvre, s'élargit et mon pouvoir d'agir s'agrandit, il tend à s'aligner sur le Tout. Mais le Soi individuel existe, de même que la vague existe dans l'océan. Bien sûr, son existence dépend de l'océan, mais elle est une expression unique de l'océan qui, en retour, modifie l'océan. Chacun de nous est la source d'une réalisation unique de la conscience universelle.
Il est vrai que nous nous faisons des illusions sur notre personne, notre image aux yeux des autres. Mais cela n'implique pas que la personne ne soit qu'une illusion. Je m'oublie souvent en m'identifiant à ma personnalité. Je me laisse aller. Mais ce jeu a une certaine réalité. Le Soi n'est pas un simple assemblage, un amalgame de pensées et de sensations. Il y a, en plus, un certain degré d'unité et d'autonomie, qu'il n'y a pas dans un tas de gravier ou un nuage. C'est ce que pointe Tim Freke dans cette vidéo :