"Je ne dis rien, donc je n'exprime rien"

Publié le 16 septembre 2019 par Eric Acouphene
"Je ne dis rien, donc je n'exprime rien"
Cette injonction cachée est très présente dans le monde de la spiritualité.
Nourris par nos lectures, nos stages, nos pratiques, nous avons appris à considérer certaines expressions comme "positives" et d'autres, comme "négatives". Ainsi, l'amour, la compassion, le sourire font partie des expressions que notre ego aime mettre en avant. A l'inverse, la colère ou le simple fait d'exprimer la valeur que nous nous octroyons est le plus souvent mal vue.
Combien de fois ai-je entendu des "non, non, tout est ok" forcés, par des pratiquants de longue date, se transformer ensuite en guerres de tranchées larvées et non assumées? Aussi, comme l'enseigne l'analyse transactionnelle, le niveau "apparent" de la conversation peut être totalement à l'opposé du niveau "caché" de l'enjeu relationnel.
Ici à nouveau, une science cognitive occidentale est plus indiquée et performante qu'une science introspective orientale, qui n'est pas outillée pour mettre de telles interactions en évidence, pour les métaboliser et les transformer. C'est pourquoi ce type d'interaction est très courant dans le monde des pratiquants spirituels. 

Le modèle des 5 mouvements (éléments) chinois est ici intéressant, en tant que symbole. Il y a deux grands déficits possibles de la parole: le premier est une pathologie du passage du Bois au Feu. L'autre une pathologie du passage du Métal à l'Eau et du "passage à l'eau".
Le premier, le déficit du passage du Bois au Feu, peut être classifié de constitutionnel. Pour des raisons familiales, d'entourage, systémiques, certaines personnes (en fait, nous sommes très nombreux à avoir des déficits de ce côté là) n'ont pas appris les compétences nécessaires à l'élaboration de leur ressenti et leur verbalisation. Le Bois est associé à la sortie de l'invisible vers le visible, de l'inaudible vers l'audible. Le Feu est associé à l'expression au sens large et donc à la parole. Un mouvement normal du Bois vers le Feu consiste donc à avoir la capacité à ressentir nos émotions (non encore audibles) à les métaboliser, puis à passer au Feu en les exprimant. Ce passage peut se travailler, s'entraîner et des compétences peuvent être acquises. Si ce n'est pas le cas, notre système énergétique dévie cette énergie vers la Terre, plutôt que vers le Feu, entraînant ainsi tout le cortège des manifestations psycho-somatiques. Le système s'exprime donc, mais suit une voie non physiologique, et nous payons le prix des symptômes pour garder notre équilibre. Nous avons donc ici une pathologie du "non POUVOIR dire". Une technique comme la CNV, par exemple, est un modèle d'entraînement du passage du Bois au Feu et peut donc aider à guérir cette pathologie. 
Le deuxième déficit est très différent, et touche particulièrement les pratiquants spirituels. Il s'agit du déficit du passage du Métal à l'Eau. Ici, nous n'avons pas à faire à une pathologie du non pouvoir dire, mais à une pathologie du non VOULOIR dire. Pourquoi? Que se passe-t-il lorsque nous nous disons? Nous nous délimitons (passage au métal, qui tranche, qui délimite) et nous donnons une forme à notre ressenti. Que se passe-t-il quand une forme émerge? Elle peut être critiquée. Elle montre ses qualités, mais en même temps ses limites. Et ses failles, aussi.
L'élément qui suit est l'EAU, qui représente psychiquement et symboliquement le passage de la mort à la vie. L'eau a une double symbolique. Elle peut être très menaçante (pensez à un tsunami) ou être le berceau de la vie. Autrement dit, elle représente ce que Freud appelle l'angoisse de castration. En se "disant", on prend le risque d'être contre-dit et castré psychologiquement. Et ceci est tout simplement intolérable pour certains egos. Alors autant se taire et se complaire dans une position métallique, de repli, qui en même temps fait planer sur l'interlocuteur toute la menace de l'Eau: sa puissance, son mystère (le non dit est menaçant car il est flou et peut donc porter sur tout et n'importe quoi), la menace de mort psychique.
Dans le monde spirituel, qui prétend si souvent vouloir tuer l'ego, il est marrant de constater à quel point celui-ci se défend de manière si intelligente. Il peut en plus prétendre "n'avoir rien exprimé" et en tout cas pas cette pauvre émotion nommée colère qui n'appartient qu'aux moldus, de son point de vue. Sous des apparences discrètes et modestes, cette position est en réalité éminemment narcissique. 
Ainsi donc, une position que la psychologie moderne appelle "passive-agressive" prend tout son sens. Ne pas dire peut être aussi, voire plus violent que dire ou exprimer maladroitement, par la colère, quelque chose qui doit être exprimé.
Profitons-en pour rappeler que la spiritualité, au niveau le plus fondamental, est RELATION. Relation à l'autre, relation à la nature et à sa propre nature, relation au Cosmos. Même les particules élémentaires, pour pouvoir exister, doivent s'acquitter du "ticket existentiel" nommé relation. Sans entrer en relation avec son environnement, une particule ne peut sortir du Vide quantique. Alors imaginons à quel point la relation est importante pour nous, qui nous prétendons non élémentaires! ...
Fabrice Jordan
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