Qu'est-ce que la folle sagesse ?

Publié le 28 septembre 2019 par Anargala
L'affaire Sogyal remet le débat sur la "folle sagesse" sur le devant de la scène.

Selon la vision populaire du tantrisme (transgressif), la folle sagesse serait une forme d'habilité à "casser l'ego" des gens, pouvoir spécial dont seraient dotés les "éveillés". Ce concept présuppose qu'il existe des "éveillés", qu'ils ont atteint un état irréversible, que toute leur personne est parfaite, et que l'on peut et doit abandonner tout esprit critique pour bénéficier de leur bonne influence.

Ça n'est pas tout à fait l'impression que donne la fréquentation des textes tantriques, même les plus transgressifs (car tous ne sont pas transgressifs, loin de là). Ça n'est pas mon impression, depuis trente ans que j'arpente leurs recoins parfois touffus. Il est vrai que l'idée tantrique du gourou exige un abandon de l'esprit critique et que le gourou tend à remplacer tout autre moyen spirituel : il suffit de renoncer à l'esprit critique, et "tout est joué, je suis sauvé, l'énergie du gourou va me sauver". Il est vrai aussi que le gourou doit être vu comme parfait en chacun de ses actes, sans aucune exception.


Mais, même selon la tradition elle-même, ce gourou n'est pas nécessairement parfaitement éveillé. Ce que promet en revanche la tradition (le tantrisme en général), c'est que la foi absolue en un gourou, même s'il n'est pas parfait, donnera des résultats parfaits. De plus, il faut examiner de façon critique le gourou, mais seulement avant l'initiation, c'est-à-dire avant l'engagement formel auprès de ce gourou. Après, il n'y a plus de retour en arrière possible et tout regard critique doit impérativement être banni, sous peine de damnation éternelle et incurable.

Cela  ne signifie pas qu'en Orient, il n'y a pas du tout la naïveté que l'on trouve en Occident à l'égard des gourous potentiels. Bien sûr qu'il y a de la naïveté, une ignorance crasse. Si des gourous peuvent manipuler des gens bien éduqués, que dire de gens qui ne savent même pas quel âge ils ont ? Ce qui est chose encore courante dans les campagnes de l'Inde, quoique cela disparaisse rapidement grâce au progrès. En tous les cas, il me semble évident que ce mythe de l'éveil comme transformation radicale de soi, sans régression possible, est une fable dangereuse.

En revanche, la folle sagesse ne consiste pas à "casser l'ego", mais à remettre en question des stéréotypes. Quand on lit les nombreuses anecdotes sur les "grands accomplis" indiens, on est frappé par le fait qu'ils ne cassent rien ; mais ils questionnent, par leurs actes, des clichés des groupes dans lesquels ils vivaient. Ces sages fous sont des sortes de cyniques, les sages de la Grèce antiques qui n'hésitaient pas à choquer le bourgeois, si j'ose dire, pour provoquer un "éveil", c'est-à-dire une prise de conscience, tout simplement. Il n'y a rien de surnaturel là-dedans. Au contraire, les cyniques revendiquaient un retour à la nature ! Par exemple, un cynique faisait l'amour en public : ça n'était pas pour "casser l'ego", mais manifestement pour questionner la division conventionnelle entre "public" et "privé". De même, quand tel "grand accompli" tantrique s'enfuie avec la princesse Untelle et que le roi furieux les poursuit, ce gourou tantrique montre ainsi que les relations sexuelles peuvent et doivent parfois s'affranchir de la norme du groupe, dont le roi est le garant. 

Au fond, ces gens sont des moralistes, au sens où l'on parle des moralistes du XVIIè siècle, comme La Rochefoucauld. Ils nous apprennent à distinguer entre morale et moeurs et à critiquer les coutumes et autres conventions. Voilà tout. Ils nous provoquent pour éveiller notre bon sens, c'est-à-dire notre raison.  


La folle sagesse, c'est l'amour de la sagesse, c'est la philosophie.

En ce sens, Socrate est LE maître de folle sagesse par excellence. Sa société le lui a d'ailleurs bien fait payer en le condamnant à mort. Jésus en est, peut-être, un autre. Mais Socrate reste l'archétype du sage pris pour un doux dingue. A juste titre, du reste, car il fut un très puissant moraliste, un "accoucheur des âmes" d'une redoutable habileté. Comme beaucoup, j'ai découvert Socrate avec l'Apologie en Terminale. 

Je dois dire que plus les années passent, plus j'éprouve de l'admiration pour cette figure de la sagesse universelle. Il est véritablement le Jésus de la philosophie. "La sagesse est folie aux yeux du monde". Certes. Mais toute folie est-elle sagesse ? Je crois qu'il y a des folies qui ne sont rien de plus que ce qu'elles paraissent : de misérables folies.

Mais l'arrivée du tantrisme et, en particulier, du bouddhisme dit "tibétain", a créé une confusion. 

Voici une discussion intelligente de ce sujet par un adepte du bouddhisme tantrique qui a passé quelques années avec le gourou Sogyal. Il nous propose quelques pistes pour penser la "folle sagesse", qui s'avère parfois nettement plus folle que sage :

Cela fait du bien, je l'avoue, d'entendre un peu de bon sens au sein d'un milieu que l'expérience m'a appris à considérer comme une nef des fous. 

Cependant, je crois qu'en Occident, il y a eu un facteur aggravant. 

Comprenons-nous : je n'affirme pas que les scandales soient la faute des Occidentaux. Je conspue la pseudo explication dite du "vide spirituel" qui fait florès chez les illettrés et autres sycophantes d'un passé et d'un ailleurs qui n'existent que dans des têtes gâtées. 

Quand un individu se revendique d'une religion et commet des crimes au nom de cette religion, comment croire que cela n'a aucun lien avec ladite religion ? Ou idéologie, ou comme vous voudrez l'appeler. Bien sûr, la personnalité de telle personne joue un rôle. Mais quand le crime se répète, il faut aller examiner les idées derrières ces crimes. On reconnaît l'arbre à ses fruits. Nos actes suivent de nos croyances. Sinon, on fait comme dans les films hollywoodiens : on accuse l'individu d'être un "déséquilibré", se dédouanant ainsi du dur devoir d'examiner les idées qui ont rendu possible ses actes. "C'est un fou, donc ça n'a rien à voir avec..." Et alors, nous nous sentons soulagés d'avoir échappé à la polémique ; mais en réalité, nous ne faisons que nous mentir et chercher à fuir notre conscience. Laquelle, tôt ou tard, nous rattrapera. 

Je crois donc que Sogyal n'était pas un "fou". Il a principalement cherché à recréer, sur sa personne, l'idéal du gourou tantrique qui vit au-dessus des normes, parce que c'est ça, la norme tantrique. Mentir, voler, frapper - mais "pour le bien des êtres" : tel est l'idéal prescrit dans les textes sacrés bouddhistes. La fin justifie les moyens, tout simplement, dans un monde qui n'est qu'une illusion dépourvu de tout repère réel, de tout essence fixe.

Et donc, je crois d'une part que les dérives de la folle sagesse sont un effet des idées tantriques dans leur frange transgressive, inspirée en partie par le relativisme bouddhique, même au sein du shivaïsme : dans le tantrisme transgressif, il n'y a pas de morale, parce que la morale y est réduite aux moeurs. Selon le tantrisme, tout est construction culturelle et affaire d'intention. Tout "dépend" de tout. Donc tout est relatif. Donc tout est confus. Donc la morale est impossible. Donc il devient très facile de faire ce que l'on veut dès que l'occasion se présente et pour peu qu'on soit "habile". 

D'autre part, je suis convaincu que ce constructivisme de la connaissance est entré en conjonction avec le relativisme de la pensée postmoderne (Derrida, Deleuze, Foucauld, eux-mêmes inspirés par Nietzsche et les sophistes). C'est l'idéologie dominante aujourd'hui. Je n'ai pas le temps de développer aujourd'hui, mais il y a une "synergie" entre le bouddhisme, le tantrisme transgressif, l'idéologie ultralibérale mercantiliste (les doctrines managériales) et la "pensée" postmoderne. 

A mon sens, ça n'est pas un hasard si le bouddhisme réussi si bien dans un monde si mercantilisé. Le Mahâyâna est un bouddhisme macronisé. Je vais le dire clairement : c'est du commerce (vyavahâra), avec des VRP qui font "carrière" et qui sont coachés en "moyens habiles". L'initiation y est un contrat. De dupes, certes, mais un contrat tout de même. 

Et la pensée postmoderne, de son côté distingué et toute gauchiste qu'elle se considère, est le plus puissant auxiliaire de l'idéologie ultralibérale. Toutes ces mouvances se retrouvent en effet sur un point : la volonté de détruire les repères. Le Marché est comme l'Eveil : ils ne tolèrent pas les identités, les essences, les habitudes. Il exècre la nature. Je me demande si une pensée antiessentialiste peut vraiment lutter contre la destruction de la nature, alors qu'elle oeuvre à la destruction de la notion de cette nature, pour la remplacer par celle de "réalité". 

D'un autre côté, la nature est tournée vers la conservation du passé, d'un ordre hiérarchique et d'habitudes qui sont autant de repères et de valeurs. Bien sûr, tout cela évolue, mais autour de noyaux essentiels. 

Bref, c'est un autre problème, mais important me semble-t-il : le bouddhisme est mercantile dans son ADN, de même que le tantrisme en général, ainsi que le relativisme culturel et la pensée ultralibérale. C'est, à mon sens, la cause profonde des scandales que l'on voit aujourd'hui.

Ce que je veux dire, c'est que l'avènement du "marché du yoga" n'est pas une trahison d'un yoga originel pur et non-mercantil. Non, c'est la suite d'un commerce. Le tantrisme, le bouddhisme, le yoga, le vishnouïsme... ont toujours été des formes de commerce. Ou du moins, ils ont d'emblée épousé des modèles commerciaux. D'où la distinction problématique, au sein du bouddhisme, entre un "discours de vérité commerciale" (vyavahâra-satya) et un "discours de vérité vraie" (paramârtha-satya). Tout ça est mercantile de part en part. Pourquoi les sanskritistes ont-il "du mal" à traduire le mot vyavahâra ? Peut-être parce que, en son sens littéral, il suggère une réalité que l'on ne veut pas voir ? En tous les cas, la chose est à examiner. Et si le vyavahâra, c'était juste le business ? Et si c'était juste ce que cela désigne littéralement : du boniment ? Et si le modèle des "sagesses orientales" était, depuis le début, un modèle capitaliste ? 
Je pose la question.

Mais alors, me direz-vous, la philosophie aussi, puisque la philosophie, en tant qu'elle critique les moeurs, tend à les détruire, contribuant ainsi à l'avènement du Marché total ? 

Je ne le crois pas. C'est toute la distinction entre modernité et postmodernité, entre employer la raison pour tendre au Vrai d'un côté ; et employer la raison pour saper la raison dans une pulsion destructrice, de l'autre. 

La modernité - les Lumières, si vous voulez - détruit en partie l'ordre, pour construire autre chose, autour de valeurs universelles. La postmodernité, quant à elle, veut seulement détruire, y-compris les valeurs universelles, en les accusant de tous les maux, mais sans argumenter vraiment, sans rien construire à la place, et finalement en laissant le champs libre aux "communautarismes", c'est-à-dire aux moeurs prémodernes. C'est ce à quoi l'on assiste chaque jour.
Donc la folle sagesse, aujourd'hui plus que jamais, c'est la philosophie : penser par soi-même, penser avec la raison.