(Anthologie permanente) Françoise Clédat, Rivière et alaskas

Par Florence Trocmé

Françoise Clédat publie Rivière et Alaskas aux éditions Tarabuste.
[alaskas 1]
Macula
Petite tache au fond de l’œil, petite fosse dont la partie centrale, 0,3 mm de rayon, est la zone d'acuité maximale de la vision.
L'altération de cette première tache détermine l'apparition d'une seconde, zone maximale d'aveuglement occupant tout le centre du champ visuel, ne laissant libre que la périphérie.
Ce rapport de proportionnalité inverse entre les dimensions des deux taches et l'acuité ou la perte de la vision signe la dégénérescence maculaire liée à l'âge (DMLA, son acronyme euphonique).
L'âge altère notre rapport au monde et altère celui que nous avons à notre propre visibilité.
Vieillir c'est être trahi par sa propre image — nulle issue à espérer que l'aveuglement final qui est aveuglement de soi comme de toute image — nul autre choix que consentir.
Consentir est anticipation et pari.
Anticiper la perte de la vue est parier sur un déclassement de la visibilité dans la hiérarchie des sensations.
L'obscurité sied à l'altération de notre nudité.
Jouir qui nous ferme les yeux nous la restitue plénière, plus nue, plus sensible, plus imageante, plus corporelle que ne l'a jamais été sa visibilité.
Bien que démultipliant notre corps à la périphérie au-delà et en-deçà de lui, notre nudité n’existe qu’intérieurement à lui, par jonction aveugle, sensible et imageante de notre corps à l’aveuglement d’un autre corps.
Perdre l'acuité d'un sens n'est pas perdre le nord mais pousser vers lui les antennes de nouvelles sensibilités. Que ressentons-nous à lire le ressenti des sensations que nous ne ressentons pas ?
Quelle efficience sensible corporellement agie par la lecture ?
L'image vue derrière nos yeux quels yeux la voient qu'aucun rayon ne frappe hors ce renversement sur fond de rétine des mots lus sur la page ?
Si venir au monde c'est ouvrir les yeux en même temps que les poumons, ne plus voir nous oppresse-t-il comme ne plus respirer ?
À quoi nous répondons à regret : manquer de lumière qui tant y ressemble n'est pas manquer d'air quelle que soit l'oppression de la taie sur nos yeux et la suffocation de ne jamais plus pouvoir la soulever.
La clarté du grand nord à la nuit de nos yeux possède toute l'intensité de la neige bien qu'aucun organe ne soit ébloui par sa blancheur. Sauf à entendre ébloui comme émerveillé. Nous parlerons alors d’une idée d'émerveillement rendue sensible.
Puis le chien Buck arrive. Il a perdu l'homme qu'il aimait. Le dernier lien brisé, plus rien ne le retient de céder à l'appel sauvage.
[alaskas 2]
Omniprésence du visible
Avers et revers
Écran baissé
Fond d’œil macula environne et dedans
Mécanique des contacts
Arbres nus à la tangence
Blanc des troncs exacerbés silence
Tactile bruitage de sensations
Tout le reste hors la vue
Je fais mon lit d’une pierre
il y a une sensation (ce qu’elle me fait)
je n’arrête pas de la panser
il y a les branches au-dessus
doigts de gecko sur bleu de ciel bleu
Faire rivière ou amour
sont même transfusion
d’être
vols en aquatique
bergeronnette ou abeille
parallèles et méandre
et puis d’un coup le froid
Physiquement rien ne sera franchi
la diamanterie ruisselle sur le noir
le froid s’amoncelle
blanches corolles autour des pierres
Tricherie contemplatrice
: l’émerveillement ne rédempte rien
(blancheur est impuissance et exaucement à la fois).
Françoise Clédat, Rivière et alaskas, Tarabuste, 2019, 116 p., 13€
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