(Les Disputaisons) La critique en poésie, Jean-Claude Pinson

Par Florence Trocmé

Quand j'ai accepté, en août dernier, la proposition de Jean-Pascal Dubost d'écrire à propos de la " critique journalistique en poésie ", je ne me souvenais plus avoir déjà abordé la question, il y a bientôt une vingtaine d'années, dans le chapitre d'un essai intitulé Sentimentale et naïve (paru chez Champ Vallon, en 2002). J'y définissais à la fois comme " poïétique " et " poéthique " la critique de poésie telle que je la conçois et tente, depuis bientôt trente ans, de la pratiquer. Ma position n'ayant pas depuis vraiment varié, je reprends ci-dessous deux extraits du chapitre où je tente de préciser ce que j'entends par ces termes. J'y ajoute seulement quelques apostilles.
I. Reprise (extraits de Sentimentale et naïve, chapitre intitulé " De la critique de poésie ", pp. 179-189).
Une critique " poïétique ". - [...] je ne crois pas que le jugement esthétique soit condamné au subjectivisme pur et simple. " Objectivement ", certaines œuvres comptent plus que d'autres, et cette " objectivité " ne se réduit pas à leur simple apport historique ou à leur capacité à " faire date ".
Le choix des auteurs dont je parle dans les pages qui suivent ne découle donc pas de simples préférences. Il y entre un souci d'objectivité, même si une certaine contingence y a aussi sa part (le hasard d'un colloque ou d'une commande de revue, par exemple) [...].
Pour autant, mon choix n'est pas désintéressé. Il procède d'une démarche où l'examen des écritures des autres se fait dans l'optique d'une écriture qu'on cherche pour soi-même. [...]. Auscultant les œuvres de Pierre Michon, Jude Stéfan, James Sacré ou Dominique Fourcade, j'ai donc voulu me nourrir des façons qu'a chacun de faire bouger la langue; de la faire paraître en gloire (Michon) ou d'en profaner l'orgueil (Stéfan); de la faire marcher dans la poussière à pied (Sacré) ou planer sur la page (Fourcade).
[...]
Baudelaire, qui considère qu'" il est impossible qu'un poète ne contienne pas un critique " et que le poète est " le meilleur de tous les critiques ", a donné de cette démarche critique une définition qui semble la placer aux antipodes de la critique " sérieuse ", " scientifique ". En effet, loin d'être désintéressée, elle doit être, écrit-il, " partiale " et " passionnée ". Comprenons qu'au lieu de procèder d'un hypothétique point de vue de nulle part, elle fait prévaloir, passionnément, le point de vue de l'artiste, du poète entièrement engagé dans son travail propre, et qui envisage, critique et juge les œuvres présentes et passées dans l'optique de ce qu'il cherche à faire ( poïeien). Le point de vue " partisan " n'est pas ici celui d'une école, mais celui, " pragmatique ", de l'atelier, à quoi tout est en dernière analyse rapporté. La critique poétique va de pair avec la création elle-même; elle se fait " en lisant en écrivant ". On nommera donc " poïétique ", plutôt que poétique, une telle critique.
[....] Tournée vers l'inconnu de l'œuvre à faire, elle se penche sur les œuvres, littéraires ou non [....], où elle pense pouvoir trouver de quoi mettre en branle et alimenter son propre mouvement. C'est à des fins en dernière instance opératoires qu'elle examine les produits de ses glanages, bricolant avec ce matériau des concepts et réseaux réflexifs qui ont autant pour fonction d'éclairer en avant ce que veut le poète critique que rétrospectivement les œuvres faites sur lesquelles il se penche.
[...].
Une critique " poéthique ". - La critique véritable, écrivait encore Baudelaire, " touche [...] à chaque instant à la métaphysique ". La critique " poïétique " s'élèvera donc, dans le moment où elle interroge les œuvres à la question de leur pourquoi et de celui, en elles, de l'acte littéraire (de son pour quoi - de sa finalité - tout aussi bien). [...]
Toute grande œuvre poétique (littéraire), telle est du moins ma conviction, n'est pas seulement un objet verbal offert à la jouissance esthétique, à l'analyse ou à la réflexion, ni même simplement vecteur d'un questionnement. Elle est aussi proposition de monde - et notamment proposition, une ou plurielle, quant à telle ou telle modalité possible de son habitation. En même temps qu'elle est invention de formes, événement de langage, elle est, plus ou moins directement, en vue de l'existence; en vue d'une habitation ragréée du monde. En faisant entendre une voix, en racontant (ou ne racontant pas) des histoires, en jouant des émotions ou en les déjouant, elle pose, plus ou moins obliquement, la question " poéthique " du comment vivre, la question de la " vraie vie " toujours absente et toujours recherchée.
En d'autres termes, la critique - du moins celle que j'appelle de mes vœux et tente de pratiquer, ne doit pas seulement être " poïétique ". Elle ne doit pas oublier qu'à travers les livres, ce que nous cherchons, c'est une mesure, quelque introuvable qu'elle soit, pour donner belle vitesse à l'existence. La critique a donc une responsabilité vis-à-vis de ce qui fait qu'une œuvre, loin d'être une simple structure, close sur elle-même et sur le (mauvais) infini des questions propres à la littérature, est forme ouverte sur la finitude de l'existence, est visée d'un séjour, d'un ethos, d'une " forme de vie ", susceptible de valoir pour d'autres que pour le poète questionnant la poésie. Sera donc " po-éthique " la critique qui s'attache à cette visée que l'œuvre constitue comme son horizon.
[...]
II. Apostilles

1. Mutations du contemporain. - Une question préalable mériterait d'être posée quant à l'objet lui-même.
La critique se conçoit ici de livres (ou de plaquettes). Mais depuis une ou deux décennies, la poésie s'est notablement déportée du côté de la " performance ". La poésie " scénique " a aujourd'hui plus de public que la poésie écrite n'a de lecteurs. En atteste le foisonnement des festivals et autres manifestations où la poésie se performe et se donne en spectacle. Par le biais de l'oralité, se réinventant, elle semble retrouver jeunesse et prospérité. Renouer aussi peut-être avec le plus ancien lyrisme, celui qu'a naguère étudié Florence Dupont, montrant comment la poésie de l'antiquité grecque, avant de se fixer comme texte, participe d'une " culture chaude " où la parole poétique est d'abord celle qui s'élève dans l'ivresse ritualisée d'un banquet (d'un symposium). Une telle poésie requiert sans doute une critique ad hoc, qui reste à inventer et qui a plus à voir, peut-être, avec la critique d'art qu'avec la critique littéraire.
2. D'où je parle et où j'écris. - " Qu'en est-il de la critique ? ", demandait naguère Maurice Blanchot en préambule de son Lautréamont et Sade : " L'Université, le journalisme, écrivait-il, constituent toute sa réalité. La critique est un compromis entre ces deux formes d'institution ".
La critique " journalistique " n'est toutefois pas vraiment mon affaire, même s'il m'est arrivé d'écrire des critiques dans un journal comme La Quinzaine littéraire (du temps de Maurice Nadeau) et même, une fois, dans Le Monde (à propos de Philippe Beck). Ma perspective et ma pratique sont plutôt celles d'un essayiste en quête d'une " théorie d'ensemble ", ayant pour objet la littérature en général et pas son seul canton poétique. Les textes critiques que je rassemble dans mes essais sont des études de format plutôt long et à caractère universitaire. Si je parle depuis une position " intéressée " de scribe (de chercheur d'écriture) et pas seulement de lecteur, mon regard est en effet nourri (encombré ?) de philosophie et de théorie littéraire. Il est celui d'un prof qui a longtemps enseigné à l'Université la philosophie de l'art (il m'est arrivé, il m'arrive, d'écrire aussi sur des artistes plasticiens).
Synchronie mais aussi diachronie ; approche historienne (bien que je ne sois pas historien de la littérature) que favorise l'ancienneté dans le métier (mais ce n'est évidemment pas un " métier "). J'ai commencé en effet à publier des notes de lectures dans les années 80 (dans une revue aujourd'hui disparue, Orac'l, et dans la NRF du temps de Jacques Réda). J'ai ensuite régulièrement recensé des livres de poésie (mais pas seulement) dans diverses revues. Et je continue, aux revues s'ajoutant aujourd'hui des sites Internet (tout spécialement S itaudis). J'écris également des critiques d'ouvrages en prose (romans, essais...) pour une revue locale trimestrielle qui n'a pas grand chose à voir avec la littérature, la revue Place Publique (revue urbaine généraliste liée à la métropole Nantes-Saint-Nazaire). Il m'arrive aussi, de plus en plus féquemment, de " poster " sur ma page Facebook des notes relativement longues à propos de livres qui ont retenu (favorablement) mon attention (par exemple, récemment, un récit en prose d'Olivier Rolin, ou encore un essai de Tanguy Viel ou un autre sur... Scarlatti).
3. Recensions. - J'écris des recensions. J'emploie ce terme à dessein. Il implique deux idées. Celle, d'une part, de recensement ; celle, d'autre part, non pas de censure (au sens trivial), mais d'évaluation, de jugement établissant une hiérarchie des valeurs, écartant certaines œuvres pour en mettre d'autres en avant.
" Censere ", dans la Rome antique, c'était d'abord estimer les fortunes afin de fixer l'impôt. Ce qui implique une vue d'ensemble et un travail de cadastrage. La critique telle que je la conçois cherche à donner du champ, autant que faire se peut, une vue d'ensemble, panoramique. Elle mesure le terrain, l'arpente, afin de choisir le meilleur emplacement pour établir son propre camp. Elle est une sorte de castramétation (dans la Rome antique, art de choisir et de disposer l'emplacement d'un camp ou d'une place forte).
Un émule de Bourdieu ne manquera pas ici de relever le terme de " champ " et de souligner qu'il implique, en son acception sociologique, un rapport de forces et un conflit d'intérêts pour la maîtrise dudit champ, aussi étriqué soit-il. Il ne manquera pas de ramener le choix supposément " désintéressé " (du moins, selon Kant, en son exigence idéale) du jugement esthétique à ses conditions réelles de production, en l'occurrence à un intérêt symbolique (" distinctif ") investi dans la lutte pour dominer le champ, pour acquérir, écrit Bourdieu, " le monopole du pouvoir de consécration des producteurs ou des produits " ( Les Règles de l'art).
Inutile de se voiler la face, la critique de poésie n'échappe pas à ces enjeux de pouvoir (de dérisoire pouvoir). Elle installe ses tribunaux dans un microscopique pays en guéguerre.
Je ne crois pas cependant qu'on puisse ramener le travail critique à cette seule lutte " politique " pour l'obtention d'un pouvoir dans le champ. La critique que je définis comme " poïetique " procède d'un autre intérêt, celui de l'œuvre que cherche à faire de son côté le poète-critique. S'il s'astreint au labeur par bien des côtés ingrat de la recension, ce n'est pas tant pour juger que pour capter dans les œuvres des autres des forces qu'il pourra vampiriser et faire fructifier dans l'élaboration de son œuvre à lui. " Nous n'avons pas à juger les autres existants, écrit Deleuze, mais à sentir s'ils nous conviennent ou disconviennent, c'est-à-dire s'ils nous apportent des forces ou bien nous renvoient aux misères de la guerre [...] " (" Pour en finir avec le jugement ", in Critique et clinique).
C'est en somme une affaire d'affinités et de préférences. Le critique alors oublie la plus ou moins grande surface sociale que l'œuvre élue possède ou est susceptible d'acquérir dans le champ. Il se glisse en son plus intime pour en ressaisir le geste poétique créateur le plus essentiel. " La critique, dit Blanchot, n'est plus le jugement extérieur qui met l'ouvrage littéraire en valeur et se prononce, après coup, sur sa valeur. Elle est devenue inséparable de son intimité, elle appartient au mouvement par lequel celui-ci vient à lui-même, est sa propre recherche et l'expérience de sa possibilité. "
Jean-Claude Pinson