(Les Disputaisons) La critique en poésie, Françoise de Laroque

Par Florence Trocmé

Écriture seconde

Un poète a une voix. Pourquoi ajouter sa voix à la sienne ? Sans doute y a-t-il trop de bruit dans le monde. Il s’agit alors de la soutenir, d’amplifier le volume. Ou au contraire, la jugeant discordante ou sans signification, de la faire taire.
On nous dit que l’époque manque de nerf, que le consensus, la complaisance dominent. Serait-ce que poètes et critiques chanteraient tous ensemble comme cet orchestre qui a continué à jouer jusqu’au moment du naufrage ? Pourtant l’unisson me semble souvent rompu. Le poète Jacques Roubaud par exemple, modèle de fermeté et d’extrême variété dans son œuvre, fustige avec humour le dévoiement de la langue dans la GLAM (ou muesli-langue) et le déclin du vers dans le VIL (vers international libre). Ou faut-il croire à Un nouveau monde, comme le suggèrent les poètes Yves di Manno et Isabelle Garron dans leur récente anthologie en structurant la constellation poétique des années 1960 à 2010 ? Avec le souci de proposer au lecteur plusieurs entrées pour éviter de figer des mouvements dont on souhaite qu’ils se poursuivent et en engendrent d’autres.
On peut regretter bien sûr les grandes querelles littéraires parce qu’elles stimulent la pensée, favorisent les opinions tranchées. Mais ces dimensions sont trop larges pour moi. Je ne suis même pas une lectrice au long cours. Lire et élire appartiennent à la même famille de mots et j’ai la chance de choisir mes lectures. Ni journaliste. Ni professeur obligé d’évaluer. Ni juge. Le seul vrai juge, encore que non absolu, me paraît le temps (le restera-t-il ?) J’ai eu ce privilège (dont je n’ai pas assez usé), quand je ne prenais pas l’initiative, par exemple dans le CCP (cahier critique de poésie), de répondre à des invitations d’Emmanuel Ponsart ou d’Éric Pesty qui savaient ce qui m’intéressait.
Lire la poésie n’est pas pour moi tâche aisée. J’arrive sans bagages et sans clé. Mais la porte est ouverte bien que je ne voie pas grand-chose à l’intérieur du livre, peut-être même parfois rien du tout. Pour m’orienter, je lis, relis, recopiant des passages. Seule méthode, cette lecture entêtée : j’emporte le livre partout avec moi. (Rosmarie Waldrop s’est empressée de m’offrir un nouvel exemplaire hard cover dès qu’elle a vu dans quel état ma traduction avait mis When they have senses. La traduction est une autre forme de lecture active.) Puis un jour naît. Des contours, des reliefs se dessinent, des articulations s’amorcent, un trajet se construit. Un titre surgit. Je quitte le livre, n’y revenant que pour vérifier les citations. J’écris le récit de ma découverte. De cette lente élucidation. Et j’ai besoin d’écrire pour avoir le sentiment d’avoir lu jusqu’au bout.
À quoi, à qui peuvent servir mes textes ?  (Cette question plus que celle du pour ou contre me semble concerner mon travail). À autre que moi ? Les reproches qui m’ont été adressés : pas assez d’information, trop long, ne pouvant intéresser que ceux qui ont déjà lu. Effectivement, mes textes ne sont pas « journalistiques ». À ce sujet, un très vieux souvenir. « Le temps n’est pas la question », recension des deux premiers livres d’Emmanuel Hocquard » a été accepté dans la revue Critique. Pourtant le texte, tel que je l’avais envoyé d’abord, commençait ainsi : « La langue ne sait pas attendre ». Jean Piel m’a très courtoisement expliqué qu’un chapeau était absolument nécessaire. J’ai bien sûr accepté de présenter le jeune poète inconnu. Mais cette anecdote montre que le projet était et le reste d’entrer dans l’écriture et de ne fournir de renseignements sur l’auteur que dans la mesure où ils servent le déroulement de mon texte.
 
Dans cette écriture que j’appellerai seconde – elle l’est doublement puisqu’elle suit le livre et que son intention est de le seconder – il y a le désir d’écrire.  Le travail de poésie m’a toujours fascinée. Qu’un poète bâtisse un univers à soi dans la langue commune. Qu’il investisse ses forces dans le façonnage de ce qui n’est pour la plupart des gens qu’un medium. Que telle entreprise poétique soit si extrême que son achèvement puisse coïncider avec son échec. Je suis à la recherche de la posture qu’un corps de poète prend dans la langue pour rejouer ce qui lui est essentiel. Ambitieux sans doute, sibyllin peut-être, mais j’en resterai là pour ne pas « faire trop long ». La récompense pour moi est un mot, une lettre de l’auteur qui n’a pas vu de complaisance dans ma note mais plutôt un effort dirigé vers les « résistances » qu’offre le texte. Dans le désordre de ma mémoire je pense à Jean Tortel, à Philippe Lacoue-Labarthe au sujet de Phrase, à Roger Lewinter (lettre critique dans le sens complet du terme), à Philippe Clerc qui m’a conviée à ce qu’il a intitulé un co-writing. Donc j’écris dans les mailles du poème, dans ses ombres et son éclairage. Un travail d’approche qui est aussi une façon d’écrire.
Amitiés, rencontres, circuit court, confidentialité, direz-vous ? Mais la lecture réunit ces deux qualités paradoxales : elle reste un grand moment d’intimité et elle se partage.
La lecture offre une seconde vie au lecteur. Qu’elle suscite en lui indignation ou fervente adhésion, de la vie de toute façon. Et rien ne prouve qu’il y en ait davantage du côté du bruit et de la fureur.
Françoise de Laroque