(Note de lecture), Raymond Prunier, Le Chemin / Der Weg, par Marc Wetzel

Par Florence Trocmé


Le poète Raymond Prunier (né en 1947) arpente depuis longtemps, près de chez lui (Laon) le Chemin des Dames (où Joffre, Nivelle et Pétain se sont, en 17-18, relayés comme intendants de boucherie – mais comment moraliser pareil engagement militaire sans renforcer d'autant l'ennemi ?), et écrit, en dix-huit sobres et fortes stations poétiques, un chant qu'il a voulu, dit-il, « sans ponctuation ni majuscules ». Sans ponctuation pour que chaque lecteur puisse dompter lui-même, à voix libre et haute, le désordre du carnage rapporté ; sans majuscules pour que ni des garde-à-vous de débuts de vers, ni des soulignements d'importance (de lieux et noms propres !) ne prétendent scander légitimement, hiérarchiquement, une guerre chaotique et forcément sale. Comment en effet, sans d'aussi étranges précautions, prétendre respecter l'innommable ?
« quand j'emprunte le chemin des dames
je mets des semelles légères
je leur demande l'autorisation de poser mes pas sur le champ
je redoute en effet d'effacer les traces
en mettant mes pas dans les leurs 
»  (« Imprécations »)
Une guerre totale de cinq ans est comme une apnée de civilisation dont le combattant n'imagine pas se remettre ; elle suspend l'idée et l'espérance d'une humanité de droit (puisque deux versions incompatibles d'humanité y luttent à mort), elle renverse toute exigence morale (fuir la violence y est désertion, se refuser à tuer est lâcheté, chercher consensus devient trahison !), elle confronte chaque heure de vie à de l'insoluble (comment, dans un front sans cesse mouvant, éviter le sentiment ridicule d'assiéger un horizon ? comment pouvoir respecter celui qu'on doit mettre hors de combat ? comment conserver autonomie à une vie que la souveraineté de l'État menacé réclame de pouvoir sacrifier ?). L'universalisme chrétien de l'Europe, des deux côtés, en fut réduit à supplier Satan d'interrompre l'Enfer ! Et comment redevenir un jour honnête, sincère et pudique si l'on a dû renoncer à toute maîtrise morale des forces de la guerre ?
 
« des cris des cris des cris
la haine aux cordes aux voyelles
tu vas revenir gros d'habitudes détestables
cracher boire fumer vitupérer les femmes
une éducation européenne
ensanglantée misérable
 » (« confidences »)
Dans la terreur continue, l'issue fatale ne fait presque plus de doute ; c'est que le passé seul est inévitable, et qu'on se sent soi-même, comme presque promis à la mort, déjà un être du passé. Chaque combattant voit ainsi son voisin, également menacé, comme un joueur dont la carte de vie est déjà tombée des mains, dont le sursis est comme un atout perdu. La nostalgie précède la formation du fantôme !
« qui contera désormais les aveux de ta femme
vos fols souhaits d'étreintes entre les draps
je me souviens des cheveux de ta dame
des tics de langage de ta belle
de ses rires pointus imités sous les balles
de celle qui allait t'épouser te disant
 - je revois son écriture que tu soulignais de ton doigt -
tu sais je t'aime tant
ravi tu riais tu riais tu riais
ta voix ensuite revenait au murmure
je l'aimerai tant disais-tu entre tes dents
dussé-je en crever
 » (« confidences » )
Alain dit quelque part que le fait le plus important de l'histoire humaine est que l'esclave pense. Prunier ajoute : l'ennemi rêve.
« l'ennemi et moi pourrions
 c'est le chemin des dames après tout -
bâtir un podium de bois blanc
où nous inviterions nos familles à danser verre en main
lui la valse moi la java
histoire de parler par gestes
puisqu'il semble que nos mots soient si différents
des nôtres
que c'est finalement le vrai motif de la guerre
ma baïonnette s'enfonce dans tes tripes pour une pauvre affaire de syllabes
obscures barbares grossières
mais je ne l'entends pas de cette oreille
il rôde dans l'air de drôles de mensonges
mein freund
le rhin ne justifie pas la mort de l'un
ni de l'autre 
»   (« l'ennemi »)
La guerre de positions est comme un confinement sacré et sanglant, où nul ne peut plus s'évader, passer au large de soi, prendre douceur de loisir et loisir de douceur, se délivrer d'un coup (comme l'offrirait une paix prodigieuse) de la peur, des éléments, des lignes d'attaque et des terrifiantes consignes de « tenir ». Prunier évoque avec une rare finesse l'inconfort vital de la permission (qui se sent aussi peu méritée et à l'aise qu'un congé d'équarisseur !), et, par contraste, le miracle, pour l'acteur parvenu indemne en fin de désastre, de bénéficier lui-même de la catharsis qu'il aura si laborieusement et misérablement exposée
« une fois dans mes meubles rentré
je vendrai à la foire les armes exaspérantes de mes ancêtres
j'empoignerai la poêle et nous ferai des œufs
je t'aimerai
j'apprendrai le maniement du fer à repasser
tu m'apprendras
tandis que je lisserai chemises et robes de lin
tu me liras les livres des rois
il était une fois
tu seras ma marquise
je prendrai le temps de toucher nos peaux à travers les tissus
à défaut d'arpenter les boyaux de la terre
 »  (« en silence »)
Ce beau recueil - qui est comme une courte épopée murmurée – complété, en vis-à-vis, d'une imprévue (et pourtant logique !) version allemande du texte (due à Helmut Schulze), illustré de dix-huit gouaches (singulières, mais vraiment utiles, comme fidèlement énigmatiques) d'Elisabeth Detton, édité par un jeune et probe éditeur, qui a su avec cela construire un bel objet noir et brillant – nous touche aussi par deux fortes leçons : d'une part, les mères sont les seules personnalités courageuses de l'arrière ; d'autre part, les hommes qui ont de nos jours déclaré la guerre à leur propre Planète ne pourront plus espérer, eux, que des fiancées, sauves et ferventes, les attendent, puisqu'elles-mêmes seront au front !…
« divinités prosaïques encloses dans la nuit des cuisines
tabliers bleus ou blancs – puis à trente ans noirs
nous avons langé les petits tendresse
leur offrant inépuisables l'élémentaire (…)
éduqués à la dure
ils ont été tirés vers le haut
ainsi nous sommes-nous fanées à contrarier leurs désirs il les fallait obéissants
puis un matin une aube d'été sans pourquoi
nous les avons vus partir – souvenir très net du mouchoir ruisselant -
on les barde de ferraille sur la tête aux bras
ils creusent – les avions-nous seulement conçus pour ça -
tombes et tranchées
tranchées et tombes
les lettres étaient boueuses 
»   (« mères »)
« et ma chère lointaine aux caresses si longues
jambes bras visage cœur lieux de mon corps exposé
qui pourrait l'être à la folle espérance des jupons et des lèvres
et le voilà offert à la mitraille rationnelle d'un crachat de hasard
 » (« présence »)
Marc Wetzel

Raymond Prunier, Le Chemin/ der Weg/ 14-18, Editions Lumpen, non-paginé, 2019, 20 €.