(Note de lecture), Rainer Maria Rilke, Vergers suivi de Quatrains Valaisans, par Mathieu Jung

Par Florence Trocmé

Rilke allophone
Rilke. Non pas le poète des Sonnets à Orphée ou des Élégies de Duino. Celui des poèmes français, ici repris sur papier épais au Bruit du temps, avec une préface de Bernard Baillaud. À savoir : Vergers et les Quatrains valaisans (recueils initialement parus en 1926 à la NRF). Avec, en prime, treize lettres de Rilke à Jean Paulhan, où l'on apprend notamment que le titre Vergers est de Paulhan, non de Rilke. Et Baillaud de noter de manière plaisante dans sa préface : " Toujours est-il que ceux qui, de Gustave Roud à Philippe Jaccottet, ont employé le terme de vergers, pensant rendre hommage à Rainer Maria Rilke, ont été réellement fidèles, sans le savoir, et sans qu'il le sût lui-même, à Jean Paulhan. " Paulhan a décidément joué un rôle important pour nombre de poètes et d'écrivains : que l'on songe, par exemple, à Joë Bousquet, Francis Ponge, Malcolm de Chazal ou encore à Pauline Réage.
On disposait déjà de l'intégralité des poèmes français de Rilke dans la collection " Poésie / Gallimard ", avec une agréable préface de Philippe Jaccottet. Cette nouvelle édition ne s'intéresse qu'aux poèmes français publiés du vivant de Rilke. Les lettres à Paulhan permettent de mieux situer le geste de Rilke, encore que le mystère qui enveloppe ces quatrains leur assure leur grâce et leur charme si particulier.
Les pièces de Vergers et des Quatrains valaisans ne sont conçues par leur auteur que comme des " essais de latinité " (lettre du 14 février 1925). On y lit la pointe la plus fragile de la poésie de Rilke. Des poèmes allophones, donc, couchés dans " une voix, presque mienne ". Rilke, qui avait porté la langue allemande au très haut degré de perfection de ses sonnets et élégies ; Rilke traducteur de Paul Valéry ; Rilke arrivé au bout de la langue allemande ; Rilke au seuil du silence, chante dans une langue qui n'est pas la sienne.
Holzwege
Cette réédition constitue une occasion de relire le " Pourquoi des poètes ? " de Heidegger, conférence prononcée en 1946, pour célébrer le vingtième anniversaire de la mort de Rilke. Heidegger reprend la formule célèbre tirée de l'élégie Brot und Wein de Hölderlin : " Wozu Dichter in dürftiger Zeit ? " À quoi bon des poètes en temps de détresse ? La méditation de Heidegger débute sur Hölderlin et l'immense nuit du monde, avant de se concentrer sur Rilke. En quoi, demande Heidegger, Rilke peut-il être considéré comme un poète en temps de détresse ? Et jusqu'à quel point ?
À partir d'un poème tardif de Rilke, Heidegger interroge le risque et l' abri. Toutes deux notions inséparables de l'Ouvert rilkéen. C'est, au fond, une sorte de hasard objectif à la croisée des langues, du poème et de la philosophie qui nous ramène à Heidegger, lorsque l'on songe aux poèmes français de Rilke. " Pourquoi des poètes ? " sera repris dans Chemins qui ne mènent nulle part ( Holzwege, 1949), recueil dont le titre français fait écho aux Quatrains valaisans :
Chemins qui ne mènent nulle part
entre deux prés,
que l'on dirait avec art
de leur but détournés,
chemins qui n'ont
devant eux rien d'autre en face
que le pur espace
et la saison.
Les sentiers valaisans qui sillonnent " entre deux prés " ne sont en rien les sentiers forestiers et ardus (c'est le sens de Holzwege) sur lesquels s'engage Heidegger. " ... Dans la forêt, il y a des chemins qui, le plus souvent encombrés de broussailles, s'arrêtent dans le non-frayé. [...] Bûcherons et forestiers s'y connaissent en chemins. Ils savent ce que veut dire : être sur un Holzweg, sur un chemin qui ne mène nulle part. " Or, à la manière des chemins de Heidegger, ceux de Rilke, quand bien même " détournés ", quand bien même semblables à des sentiers d'égarement ou d'abandon, sont autant de détours vers l'Ouvert ( das Offene). Ils ouvrent vers l'ineffable, " le pur espace/et la saison ". La poésie n'est autre qu'une aventure dans le " non-frayé ". À plus forte raison pour un poète au bout des mots :
Notre avant-dernier mot
Serait un mot de misère
Mais devant la conscience-mère
Le tout dernier sera beau.
Car il faudra qu'on résume
Tous les efforts d'un désir
Qu'aucun goût d'amertume
Ne saurait contenir.
Fenêtres, départ, écart, regard
Autre figure rilkéenne de l'Ouvert : la fenêtre, à laquelle la section 50 de Vergers (onze quatrains) est précisément consacrée. Ut fenestra poesis, comme nous l'apprend Pascal Dethurens dans un ouvrage récent ( L'Œil du monde, 2018). La fenêtre sert aussi de cadre au poème, sans quoi déborderait le " grand trop du dehors ". La fenêtre permet de situer, de contenir l'apparition.
Tous les hasards sont abolis. L'être
se tient au milieu de l'amour,
avec ce peu d'espace autour
dont on est maître.
Il convient également de relire Les Fenêtres, recueil posthume composé en français, qui n'est pas sans prolonger le regard. La fenêtre donne accès aussi bien au bleu du ciel qu'à la longue nuit du monde.
On a pu dire que ces petits poèmes relèvent du secondaire, du mineur dans l'œuvre de Rilke. Soit. Ils ne sont pas, pour autant, le produit d'un lyrisme garroté. Ils participent bien au contraire d'un chant plus profond. Seulement, l'essentielle mélopée passe ici par un écart, du fait de la langue française que pratique Rilke en allophone.
Sans doute que ce passage par le français était lié à l'état civil du poète, puisqu'il se fit en vue d'une naturalisation suisse. Qu'importe. Rilke reste incontestablement chez lui en poésie. C'est affaire de musique et de regard.
Et la musique : ce dernier regard
que nous jetons nous-mêmes vers nous !
Introspection, à la lettre. Mais reprenons ce poème issu de Vergers dans son ensemble :
Le sublime est un départ.
Quelque chose de nous qui au lieu
de nous suivre, prend son écart
et s'habitue aux cieux.
La rencontre extrême de l'art
n'est-ce point l'adieu le plus doux ?
Et la musique : ce dernier regard
que nous jetons nous-mêmes vers nous !
Le sublime comme départ, comme arrachement, comme scission de l'être vers le haut. Un orietur, si l'on veut. La langue est ici dépouillée, claire. Elle sillonne vers l'Ouvert, au risque du poème. Départ, écart, regard. Seule manière de se tenir dans l'éclaircie de l'être.

L'infime et l'intime
Ces poèmes français sont autant de miniatures élégiaques, de stances au lyrisme sinon restreint, tout du moins intimiste. Pour le dire autrement, ce n'est pas là le souffle duinésien. Les poèmes français de Rilke témoignent incontestablement de " diese Liebe zu den Geringen " dont il est question dans les célèbres Lettres à un jeune poète.
De fait, Rilke entretient ici un amour pour les choses infimes (" den Geringen "). On assiste à une entreprise de sauvetage du fragile et du ténu. L'infime communique avec l'univers : l'espace restreint du quatrain au vers resserré est une sérénité crispée tendue vers l'Ouvert. Même quand les yeux se ferment, ou lorsque s'éteint la bougie.
À la bougie éteinte,
dans la chambre rendue à l'espace,
on est frôlé par la plainte
de feu la flamme sans place.
Faisons-lui un subtil
tombeau sous notre paupière,
et pleurons comme une mère
son très familier péril.
Ce " familier péril " n'est autre que la constante mise en danger de l'être lyrique. Wozu Dichter... ? Le poète, fragilité bordée de néant, dont la silhouette se découpe dans l'Ouvert ; fragilité qui déambule dans l'Impossible. On découvrira dans cette réédition de Vergers et des Quatrains valaisans un poème offert à Paulhan, lequel témoigne de ce constant péril :
Oh, les bulles de savon !
Souvenirs d'anciens dimanches :
Leur vide prend sa revanche
en confectionnant ces fruits ronds
du néant. D'être lancé
un peu de souffle se flatte.
Et comme ces bulles éclatent
dès qu'elles commencent à penser !
Image du poème que la bulle de savon, mais il est aussi dans Vergers un " portrait intérieur " de Rilke, non moins fragile, qui tient en trois quatrains seulement. Comme une fenêtre au-dedans de soi et du poème. Infime image lyrique de l'intime :
PORTRAIT INTÉRIEUR
Ce ne sont pas des souvenirs
qui, en moi, t'entretiennent ;
tu n'es pas non plus mienne
par la force d'un beau désir.
Ce qui te rend présente,
c'est le détour ardent
qu'une tendresse lente
décrit dans mon propre sang.
Je suis sans besoin
de te voir apparaître ;
il m'a suffi de naître
pour te perdre un peu moins.
Mathieu Jung

Rainer Maria Rilke, Vergers suivi des Quatrains valaisans, Le Bruit du temps, 2019, 192 p., 15 €.
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