La françoisderugysation de Jean-Paul Delevoye

Publié le 15 décembre 2019 par Sylvainrakotoarison

" Je n'en veux à personne sauf à moi, quand je fais une erreur, je l'assume (...). J'ai réparé mon erreur et j'aimerais continuer à défendre et soutenir ce projet (...). Si mon erreur doit desservir la réforme, j'en tirerai les conséquences. (Jean-Paul Delevoye, "Le Monde", le 14 décembre 2019).

Avec les grèves qui paralysent l'économie du pays, le gouvernement n'avait vraiment pas besoin de cette "affaire" (qui n'en est pas encore une). Le Monsieur Retraite universelle par point du gouvernement, Jean-Paul Delevoye, a fait amende honorable et a reconnu qu'il avait fait des omissions dans sa déclaration d'intérêts à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) déposée le 15 novembre 2019, et sa nouvelle déclaration déposée le 13 décembre 2019 fait état de 13 fonctions au lieu de 3 fonctions (parfois bénévoles) susceptibles d'être en conflit d'intérêts avec ses fonctions actuelles.
Je n'ai aucune raison de douter de l'honnêteté de Jean-Paul Delevoye. Si le soutien du Premier Ministre Édouard Philippe paraît évidemment partial (ce dernier a déclaré au journal "Le Parisien" le 14 décembre 2019 : " Je pense que la bonne foi de Jean-Paul Delevoye est totale. "), je me fie surtout au commentaire par exemple d'un homme comme Raymond Soubie, "vieux" conseiller social de Premier Ministre ou de Président de la République depuis plus d'une quarantaine d'années, qui exprime généralement sa pensée de manière franche et sans précaution, qui, le 11 décembre 2019 sur France 5, expliquait que l'honnêteté de Jean-Paul Delevoye était réelle et que les fonctions accessoires qu'il occupait ou occupe n'avaient qu'une relation très vague avec le projet de retraite universelle par points du gouvernement.
C'est vrai qu'avoir une fonction, même bénévole, dans un organisme du secteur des assurances peut immédiatement susciter le soupçon et l'anathème, tant justement les critiques contre le projet gouvernemental peuvent porter sur la ptentielle arrière-pensée cachée de faire une retraite complémentaire par capitalisation dont les compagnies d'assurance seraient les premières impliquées (et bénéficiaires peut-être). Mais dans cette idée-là, l'actuel président du conseil région des Hauts-de-France Xavier Bertrand serait interdit d'évoquer de réforme de retraites, puisqu'il était lui-même, à l'origine, un agent d'assurances. Or la position de présidentiable (un peu velléitaire) de ce dernier l'amène forcément à s'exprimer sur les retraites comme sur tout autre sujet national.

Rappelons qui est Jean-Paul Delevoye (72 ans). Son parcours politique est particulièrement atypique. Il ne vient pas d'un grand corps de l'État et n'a pas eu une voie royale pour atteindre le gouvernement. Non, il était plutôt un élu local.
Chef d'une entreprise d'agroalimentaire, il fut élu conseiller municipal d'Avesnes-lès-Bapaume de 1974 à 1977, puis conseiller municipal de Bapaume de 1977 à 2014. Lorsque le maire de Bapaume est mort, il fut élu maire de Bapaume (et sans arrêt réélu), exactement du 29 mai 1982 au 4 avril 2014 (sauf lorsqu'il était ministre entre 2002 et 2004) ainsi que président de la communauté de communs de la région de Bapaume de 1992 à 2013. Parallèlement, il a été élu conseiller général du Pas-de-Calais de septembre 1980 à mars 2001, conseiller régional du Nord-Pas-de-Calais de mars 1986 à 1992, député du Pas-de-Calais de mars 1986 à juin 1988 (à la proportionnelle) et sénateur du Pas-de-Calais du septembre 1992 à juin 2002 (réélu en septembre 2001). S'il a pu cumuler autant de mandats locaux en même temps, c'était parce que Bapaume est une petite commune (proche d'Arras) dont les mandats ne sont pas pris en compte par les lois contre le cumul jusqu'à très récemment.
Il fut en outre élu président de l'Association des maires de France, entre 1992 et 2002, fonction stratégique de réseautage avec les élus dont le dernier successeur est François Baroin (furent présidents de cette association notamment Édouard Herriot, Alain Poher, Michel Giraud, Daniel Hoeffel et Jacques Pélissard).
Comme on l'a vu aussi pour sa déclaration d'intérêts, il a multiplié les responsabilités. Au Sénat, il fut le président du groupe des sénateurs-maires. Il a reçu aussi la mission de faire un rapport sénatorial sur la "Cohésion sociale et territoire" en 1999, à une époque où l'on ne parlait pas encore de "territoires" pour parler de la province.
Élu RPR, il fut chargé par le Président Jacques Chirac de (re)conquérir la présidence du RPR en décembre 1999. La situation était la suivante : à la suite de la dissolution malheureuse du 21 avril 1997, le RPR s'est retrouvé dans l'opposition le 1 er juin 1997. Résultat, Alain Juppé, Premier Ministre sortant et président du RPR, a démissionné de la présidence du RPR. Aux assises extraordinaires du 6 juillet 1997 (l'équivalent d'un congrès), Philippe Séguin fut élu président du RPR par 78,9% des cadres du parti. Philippe Séguin a fait adopter aux assises extraordinaires du 1 er février 1998 le principe de l'élection du président du RPR par l'ensemble des militants. La première élection a eu lieu le 13 décembre 1998, Philippe Séguin fut réélu président du RPR très largement, par 95,1% de tous les adhérents du RPR. Alors tête de liste aux élections européennes du 13 juin 1999, Philippe Séguin a démissionné de la présidence du RPR le 16 avril 1999 car opposé au Traité d'Amsterdam. Nicolas Sarkozy (proche d' Édouard Balladur), secrétaire général depuis le 1 er février 1998, est devenu le président par intérim et a mené la liste RPR (qui fut dépassée de peu par la liste de Charles Pasqua). Considéré comme responsable de cet échec, Nicolas Sarkozy a alors renoncé à se porter candidat à la présidence du RPR.
Les résultats furent très décevants pour Jean-Paul Delevoye (et les chiraquiens). Au premier tour du 20 novembre 1999, Jean-Paul Delevoye est arrivé en tête avec 35,3% des voix, mais il fut talonné par Michèle Alliot-Marie, candidate indépendante, avec 31,2% et qui a recueilli le soutien pour le second tour de deux autres candidats du premier tour : François Fillon (proche de Philippe Séguin) qui a eu 24,6% et Patrick Devedjian (en "ticket" avec Jean-François Copé) qui a eu 8,9%. Au second tour du 4 décembre 1999, sans réserve de voix, Jean-Paul Delevoye fut battu avec seulement 37,3% face à Michèle Alliot-Marie 62,7%. Cet échec a étonné, d'une part, parce que Jean-Paul Delevoye avait le soutien de Jacques Chirac et Alain Juppé, et d'autre part, parce que Michèle Alliot-Marie, au premier tour, n'avait aucun soutien de barons du RPR (on imaginait plutôt un second tour chiraquiens contre séguinistes qui était le clivage RPR de l'époque après la rivalité chiraco-balladurienne).
Jean-Paul Delevoye fut cependant récompensé de son chiraquisme lors du retour de la droite au pouvoir en 2002. Il fut nommé Ministre de la Fonction publique, de la Réforme de l'État et de l'Aménagement du Territoire du 7 mai 2002 au 30 mars 2004, dans les deux premiers gouvernement de Jean-Pierre Raffarin. Il lança la réforme des retraites des fonctionnaires (parallèlement à la réforme Fillon) et la réforme de l'ENA.
Ensuite, il quitta le gouvernement car il fut nommé à des postes prestigieux de la République dont la qualité essentielle de l'occupant doit être d'être neutre et consensuel. Succédant à Bernard Stasi, Jean-Paul Delevoye fut en effet, nommé par Jacques Chirac, Médiateur de la République du 13 avril 2004 au 22 juin 2011 (cette fonction fut transformée en Défenseur des droits, attribuée à Dominique Baudis), puis, il fut choisi comme Président du Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) du 16 octobre 2010 au 1 er décembre 2015.
En mars 2014, ne se présentant pas à sa réélection à la mairie de Bapaume, il a soutenu le candidat PS (qui a gagné), ce qui l'a fait quitter l'UMP. Deux années plus tard, en 2016, Jean-Paul Delevoye est réapparu dans le débat politique, cette fois-ci comme le précieux allié du candidat Emmanuel Macron, avec une fonction stratégique : président de la commission des investitures pour les élections législatives de juin 2017. Cette fonction était cruciale puisque de très nombreux candidats choisis par cette commission, parfois inconnus des électeurs et même sans expérience politique, furent élus députés à la suite de l'élection d'Emmanuel Macron. Des députés LR sortants se sont retrouvés en position très difficile de devoir quémander une investiture En Marche auprès de leur ancien compagnon du RPR ou de l'UMP, ce qui explique pourquoi, aujourd'hui, LR est peu indulgent vis-à-vis de Jean-Paul Delevoye.

Au début du nouveau quinquennat, Jean-Paul Delevoye fut officiellement chargé de préparer la réforme des retraites et de diriger les concertations avec les partenaires sociaux, tâche dont il maîtrisait bien les contours et les difficultés. Il fut ainsi nommé au conseil des ministres du 14 septembre 2017 Haut-commissaire de la Réforme des retraites, et il intégra finalement le gouvernement le 3 septembre 2019 avec le titre de Haut-commissaire aux Retraites. C'est parce qu'il est désormais membre du gouvernement qu'il doit remplir une déclaration de patrimoine et une déclaration d'intérêts au nom de la déontologie édictée depuis l'affaire Cahuzac.
Alors qu'il est resté finalement toujours dans les coulisses de la vie politique depuis le début de sa carrière, Jean-Paul Delevoye s'est retrouvé dans la lumière des feux de l'actualité avec la réforme des retraites. Ses déclarations parfois maladroites ces derniers mois ont semé le doute sur la clarté de la vision du gouvernement et même sur ses hésitations et sa détermination.
On pourrait lui reprocher de cumuler sa rémunération de haut-commissaire avec sa retraite du régime général (hors retraite parlementaire), comme l'a signalé en exclusivité "La Lettre A" le 10 septembre 2019, tout en mentionnant que la loi l'autorisait. C'est juste que pour l'auteur d'un changement radical du système de retraites, le fait de profiter au mieux de l'ancien système peut prêter à des critiques fondées seulement sur un aspect moral mais en aucun cas sur un aspect juridique.
Mais c'est le contenu de sa déclaration d'intérêts qui fait surtout polémique. Même si c'est de bonne guerre, le fait que l'opposition s'empare de ce sujet pour discréditer le projet de retraite universelle par points n'est pas très constructif mais cela risque de devenir un véritable poids pour promouvoir la réforme alors que son expérience, sa personnalité (plutôt consensuelle) et ses compétences étaient censées en faire un atout décisif dans la "bataille" actuelle entre le gouvernement et les syndicats.
La bonne foi de Jean-Paul Delevoye est difficile à remettre en cause car dès qu'il a vu son erreur (ou ses erreurs), il a immédiatement réagi (ce qui est rare, même de nos jours), d'abord en annonçant dès le 9 décembre 2019 sa démission des fonctions contestées, et surtout en s'engageant à rembourser toutes les sommes qu'il avait perçues au titre de ces fonctions diverses et variées. Qu'il soit un collectionneur de fonctions semble un fait, qu'elles soient bénévoles ou rémunératrices, mais sa volonté de servir avant tout la réforme des retraites est elle aussi un fait.
Le Premier Ministre Édouard Philippe est dans son rôle en le soutenant, ce serait particulièrement ingrat de sa part de le pousser vers la sortie d'autant plus que la présence de Jean-Paul Delevoye reste, à mon avis, nécessaire dans le dispositif de la réforme. En revanche, Jean-Paul Delevoye est lucide et a conscience que sa présence au gouvernement pourrait maintenant faire plus de mal que de bien.
L'élément déterminant ne sera peut-être pas politique mais judiciaire : une action a été initiée par la HATVP auprès de la justice. Si celle-ci répondait favorablement en ouvrant une enquête préliminaire, Jean-Paul Delevoye se retrouverait dans le même cas que François Bayrou, Sylvie Goulard ou Richard Ferrand (mais pas dans le cas de François de Rugy même si, à la fin, ça risque de finir de la même manière). Sa présence au gouvernement serait alors particulièrement contestée par l'opposition et serait un point de contestation qui polluerait la réforme des retraites elle-même. Il est parfois des sacrifices à envisager pour ce qu'on peut juger comme l'intérêt national.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (14 décembre 2019)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Jean-Paul Delevoye.
Édouard Philippe sur les retraites : déterminé mais pas fermé.
François de Rugy.

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