The Lighthouse. Dans l’ombre du désir

Par Balndorn


Résumé : L'histoire hypnotique et hallucinatoire de deux gardiens de phare sur une île mystérieuse et reculée de Nouvelle-Angleterre dans les années 1890.
On ne consomme pas le dernier long-métrage de Robert Eggers comme n’importe quel film d’horreur. On ne l’avale pas comme une petite dose euphorisante dont les effets disparaissent avec la digestion. The Lighthouse agit de manière beaucoup plus pernicieuse : sitôt que le film vous étreint, il ne vous lâchera plus.
Huis-clos et désirs souterrains
L’intrigue de The Lighthouse repose sur une question très simple : qu’advient-il à deux hommes qu’on laisse délibérément seuls pendant plusieurs semaines sur un phare au beau milieu de l’océan Atlantique ? La réponse l’est tout autant : ils deviennent fous et désirent s’entretuer. Mais par une savante mise en scène, trouée d’ellipses et de fantasmagories, Eggers étale et explore la montée progressive de la folie chez le vieux Tom Wake (Willem Dafoe) et le jeune Ephraim Winslow (Robert Pattinson) sur près de deux heures. Au plan thématique, le cinéaste poursuit le travail entamé dans The Witch(2016). Chez lui, le huis-clos tient d’abord de l’étroitesse d’esprit avant la claustration physique. Il y a un continuum entre les puritains de la Nouvelle-Angleterre du XVIIe siècle, persuadés d’être victimes du Diable et de sorcières, et les marins superstitieux du XIXe siècle, obsédés par les sirènes, les mouettes et la lumière fantomatique du phare. La superstition engendre ses propres démons.Néanmoins, si The Witch s’avérait déjà l’un des films d’horreur américains les plus originaux de ces dernières années, The Lighthouse pousse encore plus loin la radicalité formelle. Ici, l’étroitesse d’esprit transparaît de manière littérale à l’écran. Le choix d’un format carré (pour une bonne partie du film) où prédominent les gros plans sur la trogne sévère d’un Willem Dafoe vociférant ou le visage mélancolique d’un Robert Pattinson rongeant son frein en attendant sa vengeance colle le spectateur au plus près d’expressifs faciès. Pendant ce temps, un noir et blanc volontairement surexposé par le photographe Jarin Blaschke rehausse les traits des acteurs et les angles du décor, dans la plus pure veine du cinéma expressionniste allemand, ce qui n’étonnera personne lorsqu’on sait que Robert Eggers envisage depuis longtemps de tourner un remake du Nosferatu de Murnau. Alors que The Witchserpentait dans les bois sombres et touffus de la Nouvelle-Angleterre, The Lighthouse sculpte un paysage résolument minéral, où la seule présence humaine constitue déjà un défi. Par conséquent, savoir raison garder reste bien évidemment une chimère.De chimères, il est question tout au long du film. Ici, elles prennent la forme de sulfureuses sirènes. Seule présence anthropomorphe et féminine, la créature (Valeriia Karaman) qu’aperçoit ou croit apercevoir Winslow oppose aux traits secs et rigides de la masculinité insulaire les courbes lascives et liquides de la féminité océanique. Jamais oralisé – et pour cause, la rude virilité n’y prête guère –, le désir suinte pourtant dans chaque détail de l’œuvre, modulant les formes pour mieux se dire lui-même puisque personne n’ose exprimer ses fantasmes secrets.
Une mythologie océanique
De ce point de vue, The Lighthouse rejoint un autre long-métrage, qualifié à sa sortie l’été dernier de « film d’horreur » : Midsommar. Outre le même studio de production – A24 Films, à l’origine de bon nombre de chefs-d’œuvre du cinéma indépendant états-unien depuis 2012 –, les deux œuvres partagent une même esth-éthique. Elles ne cherchent pas tant à susciter la peur – puisqu’on sait très vite comment s’achèvera le récit – qu’à présenter une autre vision du monde. Si, à mon sens, Midsommar relève davantage du cinéma anthropologique que du film d’horreur (ce qui fait sa force singulière), The Lighthouses’apparente à bien des égards à une représentation mythologique du monde. Les vaticinations de Tom Wake ont beau se référer à Neptune et l’univers sous-marin, c’est plutôt du côté de Prométhée qu’il faut chercher une clef d’interprétation, tant la mystérieuse et inaccessible lumière du phare brille comme le feu des dieux.Mais transformer une œuvre aussi dense en un simple récit à clef réduirait considérablement sa portée. Comme Midsommar, c’est d’abord dans l’évidence de sa forme cinématographique, dans cette circulation souterraine d’un inexprimable désir de pouvoir/savoir, que The Lighthouse manifeste sa puissance.

The Lighthouse, Robert Eggers, 2019, 1h50
Maxime
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