Bergamini ou la mélancolie du deuil

Publié le 21 février 2020 par Les Lettres Françaises

Le premier roman d’Alexandre Bergamini, Retourner l’infâme, marquait d’évidence la naissance d’un écrivain : son écriture rythmée appelait la lecture à voix haute tant par son lyrisme que par la maîtrise dont il s’efforçait — souvent avec bonheur — de la gouverner. J’avais même osé le considérer comme un romantique égaré dans le bordel du monde. Je ne sais si j’avais raison d’employer un mot aujourd’hui bien décrié. Comme le lyrisme, d’ailleurs. Mais de quel romantisme parlons-nous ? Se réfère-t-on au romantisme anglais, à l’allemand, ou encore au français ? Les questions philosophiques ou politiques ne sont pas réglées de la même façon par les uns et par les autres. Et notre époque qui prétend avoir fait son deuil de l’idéal révolutionnaire semble, par exemple, ne plus voir d’un bon œil les textes d’un Victor Hugo, auteur, entre autres, de 93, de Napoléon le petit ou même des Misérables
J’avais donc évoqué un certain romantisme chez Alexandre Bergamini, référence qui me semblait désigner dans son livre l’exposition à vif d’un sujet et sa remise en question radicale dans l’écriture d’expériences limites, sexuelles et plus précisément sadomasochistes dans Retourner l’infâme.

Le second ouvrage de Bergamini, Cargo mélancolie, non seulement confirme les qualités de son premier livre, mais les développe par une plus grande maîtrise de la langue et de la construction du récit.
Voici donc de courts textes qui rendent compte d’un long voyage qui conduit l’écrivain, dans un premier temps, de Gnydia, cité ouvrière de Pologne, à Klaïpeda (Lithuanie), Riga (Lettonie), puis à Port-Saïd (Eypte), au Yémen, en Erythrée, en Arabie Saoudite, en Somalie. Dans une seconde partie, il raconte la fin de spériple au Spitzberg et dans la baie de la Madeleine vers la banquise.
Il ne faut cependant pas se méprendre : Cargo mélancolie n’est pas un recueil de « choses vues ». L’intérêt du livre réside avant tout dans « l’expérience intérieure » dont l’écriture rend compte avec rigueur précision, à la façon d’un sismographe. Suivons le fil brûlant, douloureux, profond de la narration : Alexandre Bergamini avait un frère, décédé à l’âge de dix-huit ans : « 1962-1980. Une vie dans un tiret. L’ordinaire transformé pour toujours par un frère. » Cette disparition va le hanter durant de longues années : « Auparavant ne régnaient que le supplice, l’évitement. Rêver de lui était un cauchemar qui me hantait des jours entiers. »
A l’approche du cercle polaire, « premier rêve depuis vingt ans où nous nous retrouvons, où je le perçois serein. » Puis vient « l’acceptation de l’inaccessible », « le détachement du mort. Mon accord de l’inacceptable, la perte. » Le dernier chapitre dit la clôture de la quête : « La fin d’une errance. Je ne cherche plus. Mais rien ne résout son absence, rien ne la comble. » Plus loin : « Pour la première fois, disponible à la vie. »
Ces pages sont fort belles et émouvantes, mais l’auteur ne cède à aucun moment à la sensiblerie, à la complaisance. Ce fil intime du récit reste tendu et ne s’embarrasse pas de considérations « psychologisantes ». Je l’ai simplement isolé de la trame du texte pour la clarté de mon exposé. Il s’entremêle subtilement à d’autres fils narratifs grâce auxquels le récit acquiert sa force et sa dimension universelle.

Ainsi on appréciera l’art de Bergamini lorsque, dans des notes concises, il dépeint l’enfer d’une traversée de la Baltique, les marins « ravagés par le travail en mer, la solitude et l’alcool. Robustes et taciturnes, broyés. » Il sait, avec une précision et un réalisme féroces, en quelques phrases, camper les personnages avec lesquels il est obligé de cohabiter pendant plusieurs semaines : « Lui, au long nez qui trempe, mange comme un rustre tout ce qui passe à sa portée, mastique bouche ouverte. Elle, visage en pâte à modeler qui tombe doucement, jolis yeux, bouche en cul de poule, tente de se tenir avec la distinction d’une première classe sur le Titanic. » On n’oubliera pas sa description de Riga : « Un peuple assis sur des journaux attend les yeux dans le vide. Les rues ravagées par le dégel, traversée par des taxis hurlants. Des gardes du corps protègent des hommes d’affaires, des mafieux. » Autre exemple à propos du canal de Suez : « Un jeune enfant moricaud, en tunique indigo, porte dans ses bras un agneau blanc aux oreilles noires. Un bébé sale, morve dégoulinante, promène sa poule, un fil à la patte ». Et, de temps à autre, il ponctue son texte de réflexions sur l’écriture : « Ecrire emporte tout sur son passage. L’écriture est marquée du sceau de la perte. »

On remarquera également qu’Alexandre Bergamini, sans insister, observe et analyse, avec un humour grinçant, politique, aussi bien les pays de l’est de l’Europe que l’Afrique : « En France, tout le monde se prend pour Napoléon. La bourgeoisie a triomphé. La fierté du néant. » Ou encore : « A Djibouti zone surveillée par l’armée française », passent « des 4X4 immatriculés d’ONG françaises, 4X4 de coopérants flambants neufs, de militaires, foncent vitres fermées, nous noient dans des nuages de poussière ». Et, plus loin, il voit « une pancarte d’une ONG française de lutte contre le sida : Pour te protéger, sois fidèle. »
On comprend que le dernier voyage vers « le nord mythique » lui donne dans « l’éblouissement d’un ciel parfaitement blanc » « le sentiment de renaître vierge. Au commencement. Sans trace d’homme. » Il y a dans le récit de Bergamini la trace de Rimbaud fuyant « l’Europe aux anciens parapets » en quête d’absolu. Et, sans aucun doute, un poète pour qui « voyager c’est apprendre à disparaître ».
Aux îles Lofoten, il évoque les ombres romantiques de Milosz et de Gaspard David Friedrich, autres compagnons de route…

Jean Ristat

Alexandre Bergamini, Cargo mélancolie
Editions Zulma, 96 pages, 9,5 €

Share this...
Facebook