La part manquante d’Alexandre Bergamini

Publié le 20 février 2020 par Les Lettres Françaises

Dans les premières lignes de son récit-enquête, Alexandre Bergamini évoque, pour justifier son intérêt littéraire concernant la Shoah et les camps, sa « part manquante ». Une blessure marque toute sa vie, toute son œuvre. Et le mot est un euphémisme. Le suicide de son frère aîné est plus qu’une blessure, une tragédie que des livres ne sauraient réparer. Ses poèmes, ses journaux de voyage, ses textes érotiques, son pamphlet contre le scandale du sang contaminé ont affirmé un ton très particulier où alternent (et parfois se confondent) un tempérament méditatif et rêveur et une volonté de vérité, sèche, agressive, ne s’accommodant guère de précautions et de demi-mesures. Et l’on ne s’étonne pas qu’il ait entrepris ce voyage dans l’espace et dans le temps (en Allemagne et en Hollande) sur les traces d’une photo de deux rescapés des camps, qu’il prend pour un couple homosexuel d’ « étoiles roses ».

Ce qui au départ devait être un hommage aux martyrs de l’homophobie nazie devient une très profonde réflexion sur l’entreprise monstrueuse d’extermination raciale à l’encontre du peuple juif. La dernière personne qu’il rencontre, la fille d’un criminel de guerre, en mal de rachat au nom de son père, regrette que son interlocuteur ne soit pas juif, condition à laquelle il aurait pu devenir un ami. Alexandre Bergamini, s’il emprunte à certains enfants de déportés la démarche implacable d’un chasseur de bourreaux, n’a pourtant aucune haine vengeresse. Il observe le travail de la mémoire et de l’oubli.

Tout commence donc par une photographie. Convaincu d’être en présence d’un couple d’hommes, Alexandre Bergamini oriente de façon erronée ses premières recherches. Et le survivant des deux refuse de le recevoir, avant de mourir. En réalité, il a été dénoncé (comme juif) par des Français, alors que, aidé par un camarade d’études, il avait pu échapper aux rafles hollandaises et s’enfuir en France, d’où il est ramené à Westerbok, le camp de transit hollandais par lequel passera également Etty Hillesum. A Berlin, Alexandre Bergamini commence par fouiller dans les archives pour reconstituer le destin de celui qui se fera appeler Rémi.

Loin de vouloir rendre spectaculaire et morbide ce retour vers le passé, refusant la fascination, il s’en tient à la conviction qu’avait exprimée Ingeborg Bachman qui, après la guerre, parlait de « ces assassins courtois et civilisés qu’elle a vus se transformer avec un naturel glaçant en médecins, en policiers, en bons pères de famille. » Car c’est sur ce terrain-là que se place l’auteur : quelles sont les traces de cette horreur organisée ? Et, plus précisément, que sont devenus les héritiers des criminels ? La fille de l’architecte du IIIe Reich, la petite-fille de Goebbels, la petite-nièce de Himmler, les neveux de Goering, tous ceux qui ont renié les exactions de leurs ascendants et qui tentent de reconstituer l’humanité.

Il ne cache pas que ce silence sur la monstruosité passée, le déni, lui sert de modèle pour comprendre l’attitude de son propre père dans le champ familial, « niant le suicide de son fils, refusant d’admettre ses responsabilités de père. » Il ne dissimule pas que c’est ce parallèle qui l’anime dans ce livre à la fois intime et politique. « Un silence qui perdure, l’origine de mon écriture », annonce-t-il clairement. C’est avec un sentiment de panique qu’il écrit. Toujours menacé, toujours prêt à fuir : « J’imagine en tous lieux me faire arrêter. J’ai, dans un coin de ma tête, un refuge envisageable en toutes circonstances. »

Pas plus que la mémoire refoulée de l’intimité, celle de l’Histoire ne connaît pas d’apaisement, semble répéter cet essai troublant. Les musées, les mémoriaux, les traités pédagogiques paraissent tous dérisoires, même s’ils contiennent des informations essentielles et précises. Les camps d’extermination qui se transforment en buts d’excursion touristique perdent tout sens à être visités en groupes organisés. Quelque chose est évanoui ou impossible à reconstituer. « Nous devons vivre avec un deuil irrésolu en nous. Un gouffre infini que rien ne comblera. Ou qui sera comblé par notre propre chute. »

Bergamini utilise une métaphore étrange, mais finalement éclairante pour tenter d’expliquer le sentiment qu’il a de se déconnecter du réel et de l’émotion qu’il produit, au moment même de la remémoration volontaire : « Mes sous-vêtements utilisent la triboélectricité : le contact de deux matériaux sur deux surfaces différentes, la peau et le tissu créant de l’électricité, le frottement du sous-vêtement sur la peau fournit une chaleur active, électrique. Comme une protection intérieure contre le réel, une clôture interne. Un isolement aussi. L’attitude avec laquelle nous traitons la mémoire de notre humanité et l’intérieur du camp, ce qui s’y est passé, créent une zone semblable de frictions électriques. Pas de chaleur, une tension froide, palpable, menaçante. »

Au suicide de son frère, en leitmotiv, une autre tragédie accompagne ce voyage chez les morts. Un de ses amis, Jean-Yves, vient de mourir du sida. Et l’auteur semble trouver dans sa quête une sorte de force d’arrachement au désespoir. « Est-ce grâce à Rémi que j’ai pu accompagner Jean-Yves ? Grâce au courage de Rémi que j’ai pu affronter la mort de Jean-Yves ? Survivants à ceux que l’on aime ? »

On pourra être surpris qu’une démarche aussi radicale soit le fait d’un poète qui n’a pas de racines juives, qui n’est pas historien, mais qui cherche dans le destin d’un peuple dont l’extermination a créé « une sorte de noir astral dans le temps, dans la mémoire de l’humanité (…), une noirceur si dense qu’elle irradie », une clé pour comprendre sa propre angoisse, ses deuils, son rapport à la mémoire et au temps. C’est la force de la littérature de permettre de telles rencontres intérieures, de telles enquêtes aussi, qui sont autant des expositions de soi-même que des mises à nu de pas de l’Histoire. Ceux qui se sont confiés à lui, chercheurs et inconnus croisés sur son chemin, descendants de criminels plus que survivants, ont sans doute senti la profondeur et la sincérité de cette entreprise insolite et rigoureuse, qui n’est ni procès ni réparation, mais plutôt une confrontation avec cette part dont tout être humain découvre le manque en présence de l’inhumain qui a marqué les vies collectives et individuelles.

René de Ceccatty

Alexandre Bergamini, Quelques roses sauvages
Arléa, 160 pages, 17 €

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