Pascale Marthine Tayou ou le charme du paradoxe

Publié le 17 mars 2020 par Aicasc @aica_sc

Le contexte épidémique ne permet pas de se réunir pour la conférence de clôture de l’exposition Black Forest à  la Fondation Clément. Mais  si cela vous intéresse, voilà le diaporama qui aurait dû être projeté et quelques notes accompagnatrices.

Pascale Marthine Tayou ou le charme du paradoxe

Notes pour la conférence de clôture du 22 mars 2020

Après trois mois d’exposition et tant de conférenciers brillants, je ne suis vraiment demandée comment renouveler le propos  et maintenir votre intérêt?

J’ai alors choisi de vous parler du paradoxe dans l’œuvre de Pascale Marthine Tayou

Mais qu’est – ce que le paradoxe ?

Le paradoxe associe de manière originale et surprenante  des idées ou des mots en général opposés. Antithétique,  il invite à la réflexion.

Pascale Marthine Tayou pratique plusieurs formes de paradoxe :

Inverser les codes

Cultiver les contrastes

Rejeter la notion de recyclage mais créer à partir d’objets récupérés

Rejeter la notion de remix  mais concevoir des « œuvres –citations »

Être à la fois nomade  et profondément ancré dans son pays natal

L’inversion des codes

La roue des insultes : la roue de la fortune attribue des millions, la roue des insultes distribue des jurons.

Falling house, accrochée tête en bas

La vieille neuve, En général, on exporte des voitures neuves de l’Europe vers l’Afrique. Avec la vieille neuve, Pascale Marthine Tayou inverse le sens du voyage. Il emmène une vieille voiture de l’Afrique vers l’Europe.

La Vieille Neuve est une vieille voiture japonaise, abimée, (une Toyota KE70) qui avait été vendue par un Belge à un Camerounais. Cette voiture était vieille pour le vendeur belge et neuve pour l’acheteur camerounais. Pascale Marthine Tayou  l’a rachetée à Yaoundé avant de filmer son trajet jusqu’à Douala pour la ramener d’Afrique en Allemagne.  C’est le sens inverse de l’’importation normale de voitures neuves d’Europe vers l’Afrique.

L’Afro : Pascale Marthine Tayou a créé symboliquement sa propre monnaie, l’afro – en écho à l’Euro comme une   ébauche de l’utopique union de tous les pays africains. Les billets  sont présentés sous forme de caissons lumineux.

Au bas de l’un des billets, on peut lire In Pascale MarthineTayou we trust

 Tayou précise : ce qui m’intéresse dans cette phrase, c’est le désir de changement. Dans « In Pascale MarthineTayou we trust », il faut lire « Au changement je crois ». Nous sommes loin de l’ego. C’est une impulsion marketing, esthétique et plastique

Bank of Cameroun

Il crée non seulement sa propre monnaie mais sa propre banque

 « La Première fois que je suis allé aux Etats-Unis, tout le monde parlait d’agent. Moi, je n’avais rien à dire puisque je n’en avais pas. C’est là que j’ai décidé de créer ma propre banque.» (PMT)

Wall street (2004)

C’est une installation réalisée dans les rues du Cameroun où sont affichés les logos des entreprises du Cameroun représentant une économie balbutiante.

Il emprunte l’imagerie symbolique d’une économie puissante et florissante, celle de  Wall street.

Ces œuvres fonctionnent sur le principe d’une inversion qui pousse à réfléchir à une situation qui semble la norme.

La culture des contrastes

Pizza Dogon est le titre d’une œuvre qui évoque la destruction  d’une partie de l’architecture légendaire de Tombouctou et des archives qu’elle renfermait. Tombouctou a été dans l’histoire le socle même d’une pensée véritablement universelle avec l’Université islamique  de Sankoré accueillant 25 000 étudiants au quinzième siècle.  C’est une ville historique de renommée mondiale, classée par l’UNESCO  au patrimoine mondial de l’humanité à plusieurs titres. Tombouctou possédait un véritable trésor, un ensemble de près de cent mille manuscrits datant de la période impériale ouest-africaine. Des groupes terroristes ont sévi en Afrique de l’Ouest dans le désert entre l’Algérie et le Mali. En   2013, ils ont évolué jusqu’à Tombouctou pour brûler la ville mais des restes de la bibliothèque ont pu être récupérés.

 Tayou explique : J’ai tout simplement repris ces fragments sans pouvoir les lire, car ils sont écrits en arabe, et j’ai imaginé quelque chose de populaire. C’est une forme circulaire, qui évoque quelque chose que nous pouvons partager. J’ai réalisé des Pizzas Dogon. Nous pouvons découper des parts et les partager pour les manger en communauté. J’essaie de dire qu’une autre culture n’est pas une menace. Le manuscrit est une source où il faut aller s’abreuver. C’est un morceau de pizza que l’on peut goûter. C’est un symbole.

Le titre forme un contraste avec la gravité de l’évènement : la destruction d’un trésor culturel irremplaçable, les manuscrits anciens de Tombouctou.

On retrouve ce même principe du titre en contraste avec l’œuvre avec l’installation Freedom

Rejeter la notion de recyclage mais créer à partir d’objets récupérés

Au début du XXe siècle, les artistes commencent à utiliser de nouvelles techniques, de nouveaux moyens et de nouveaux matériaux très variés, dits «non nobles». Le recyclage, c’est l’intégration dans l’art de ces matériaux non  traditionnels qui ont déjà vécu dans un autre contexte.

« Je ne recycle pas, car j’ai l’impression qu’il y a quelque chose de péjoratif dans le terme de  recyclage .      Le matériau, c’est tout ce que  je trouve sur ma route et que je détourne en lui instillant une âme. »

Il revalorise l’objet abandonné comme déchet pour   « donner une place aux objets banals, aux objets frustrés. »

Cependant, il crée à partir de toutes sortes d’objets du quotidien déjà porteurs d’un vécu :

des pailles, des craies, des pavés, des clous, des tongs usagées, des sacs en plastique, des casseroles, des calebasses, des chaînes,des sculptures colons, des masques….

Rejeter la notion de remix  mais concevoir des « œuvres –citations »

Certaines œuvres de Pascale Marthine Tayou  semblent des remix d’œuvres célèbres antérieures. Cependant, y faire référence n’est pas l’objectif de  Pascale Marthine Tayou . Il rejette cette notion de références. Lorsque son commissaire lui demande;

« Quelles sont vos références d’une manière générale ? Et quelles sont-elles dans l’art occidental ? »

Il répond :

Je l’ignore vu que j’ignore même le vrai sens du mot « art ». L’humain est ma référence

Le remix est une forme d’expression intrinsèquement combinatoire. C’est la reprise et ré-exploitation d’une oeuvre originale qui appartient quelquefois au passé, sa réactivation et sa reconfiguration  dans le présent : Picasso et Velasquez, La Joconde et la femme à la perle, l’Olympia de Manet revisitée par Larry Rivers, Thierry Tian Sio Po et Oneika Russell, et même le bonhomme Michelin de Bruno Peinado.

La colonne Pascale est un empilement de marmites en émail ou d’autres fois des vases chinois (hybridation culturelle).  La Colonne Pascale est une ligne dynamique simple et épurée s’élevant dans le ciel, implantée au cœur d’un rond-point extrêmement animé du quartier de  Douala. Elle mesure 12 mètres de haut et est constituée d’une superposition de 76 casseroles et 38 couvercles. L’intention de l’artiste était de rendre hommage aux femmes africaines en valorisant la culture culinaire de la tradition camerounaise. Le contraste entre les prosaïques casseroles et  l’élan élégant de l’œuvre peut la classer dans la catégorie des paradoxes

On pense à la Colonne sans fin de Constantin Brancusi, un artiste roumain (1876-1957), une figure emblématique de la sculpture du XXème siècle et de la modernité. Il travaille sur la relation de l’objet sculptural et de l’espace.

La première Colonne sans fin en chêne a été réalisée en 1918 (New York, MoMA), exposée avec ce titre, en 1926, au Salon des Tuileries puis à la Brummer Gallery.

En 1926, Brancusi installe pour la première fois en plein air une Colonne sans fin, taillée dans un peuplier du jardin de son ami le photographe Edouard Steichen, à Voulangis.

La Colonne sans fin monumentale, commandé en 1935 par la Roumanie,  pour honorer les jeunes Roumains morts lors de la Première Guerre mondiale  a été érigée en 1937 et inaugurée en 1938, au mémorial de Tîrgu-Jiu. Elle  s’élève à près de 30 mètres de haut mais  semble s’étirer à l’infini, chargée d’une transcendance qui relie le sol et le ciel, le terrestre et le spirituel. La répétition du motif – une double pyramide tronquée ou un rhomboïde, selon l’unité retenue par l’œil – engendre une sensation constante de rythme changeant.

Mais de très nombreuses autres œuvres de Pascale Marthine Tayou semblent un écho à des œuvres célèbres comme le prouvent quelques images du diaporama

Ses Graffitis – néons évoquent les installations alumineuses de Bruce Nauman. Provocateur, Bruce Nauman a constamment cherché à repousser les frontières de l’art et à susciter chez le spectateur une réflexion sur les contradictions inhérentes à la condition humaine et au monde actuel. Plasticien, performeur et vidéaste, Bruce Nauman utilise des médias divers, de la sculpture en bronze aux  pièces lumineuses en néon, de  l’holographie à la mise en scène de son propre corps, transformé, par exemple, en instrument de musique. Il crée des œuvres comme des situations, afin d’explorer l’absurdité des choses, les difficultés de communication, les tensions, les situations complexes dans les relations humaines. Ses néons proposent soit des jeux de mots soit des figures animées transgressives à connotation sexuelle. Ces œuvres de lumière traitent avec ironie et humour des contradictions inhérentes à la condition humaine et de ses oppositions : le sexe et la violence, l’humour et l’horreur, la vie et la mort, le plaisir et la douleur.

Être à la fois nomade  et profondément ancré dans son pays natal

Pascale Marthine Tayou crée des œuvres très directement inspirées du contexte ou des matériaux emblématiques de la région où il se trouve en résidence comme il l’explique dans une interview que j’ai réalisée en 2001 pour la revue Artheme lors de son premier séjour en Martinique.  Par exemple, il utilise des matériaux emblématiques d’Italie comme le cristal de Murano ou l’albâtre, la canne à sucre de Martinique. Dans le même temps, d’autres  œuvres restent imprégnées de la culture de son pays natal

Vous reconnaissez certainement le titre Hakunamatata , rendu très populaire par une chanson entraînante du le célèbre film d’animation Le Roil Lion de la compagnie Walt Disney   Hakuna matata est une devise issue de l’expression swahilie Hakuna matatizo, signifiant « il n’y a pas de problème ». L’expression s’est d’abord fait connaître dans les pays occidentaux en 1983, avec la reprise, par Boney M., de la chanson Jambo Bwana (« Bonjour Monsieur ») du groupe kényan Them Mushrooms. Elle a ensuite connu une nouvelle popularité avec le film d’animation Le Roi lion en 1994. La choisir comme titre montre bien une volonté de distanciation humoristique par rapport à un contexte difficile.

Ainsi on perçoit la présence de la culture africaine dans des installations comme Fetish Wall, Les Flâneurs et bien d’autres.

Les Flâneurs sont des sculptures Colons. Originaires de l’Afrique de l’Ouest, elles sont en bois Elles représentent les fonctionnaires coloniaux. Elles sont chargées du poids de leur histoire, de leur parcours.  Les sculptures Colons relatent la rencontre entre une Europe exploratrice, civilisatrice ou dominatrice et l’Afrique. Dans les sculptures Colons, le visage de l’individu est généralement noir tandis que son corps est habillé d’attributs occidentaux, coloniaux. Pascale Marthine Tayou en fait fabriquer en résine.  Les flâneurs sont disséminés dans l’exposition ou intégrés dans des installations murales (Colonial labyrinth, Epines coloniales)

Les drapeaux permettent à l’artiste d’aborder la notion d’indépendance et, par extension, la notion de constitution d’un pays. Il refuse d’entrer dans des explications trop réductrices et laisse les spectateurs élaborer leur propre réflexion.

Black Forest, une exposition contemporaine

 Au-delà du paradoxe, Black Forest est une exposition contemporaine qui remet en question les notions d’œuvre, de série et de white cube. En quoi Black Forest est-elle une exposition contemporaine ?

 Si l’on s’appuie sur l’ouvrage de Nathalie Heinich , Le paradigme de l’art contemporain,, les caractéristiques de l’art contemporain sont :

– Le déclin de la peinture

– La diversification des matériaux

– L’apparition de nouvelles formes d’art:

   Installation

   Performance

   Art conceptuel

– La dilution des frontières

-L’expérience des limites

– L’allographisation

-L’importance du discours

A l’évidence, on retrouve dans Black Forest,  le déclin de la peinture, la diversification des matériaux, la prévalence de l’installation.

La porosité des frontières, c’est la fusion des genres artistiques.  Les limites entre les genres artistiques sont moins nettes. Avec Chalk fresco, Tayou semble peindre avec des objets, avec Graffiti- Néon, il dessine avec un objet.

Et l’ allographisation ?

 Pour reprendre la terminologie de Nelson Goodman et Gérard Genette, une œuvre d’art peut – être autographique. C’est un objet concret, unique, stable, clos sur lui-même, non reproductible. Elle peut être allographique   et à partir d’un code de notation, présenter plusieurs occurrences correctes (théâtre, musique et performance artistique). Les œuvres contemporaines sont de  moins en moins réductibles à un objet unique et de plus en plus équivalentes à l’ensemble de leurs actualisations. Elles abandonnent le régime autographique pour passer dans la catégorie allographique c’est-à-dire qu’elles existent à travers la série indéterminée de leurs interprétations. Il existe donc plusieurs versions d’une même œuvre.

On peut donner comme exemple Moon in oldest TV de Nam June Paik présentée en 1965 au Musée National d’art moderne de Paris puis en 1999 au Guggenheim. Le nombre et le type de moniteurs changent d’une version à l’autre. Dans la Caraïbe,  Mar Caribe de Tony Capellan et Tropical Night de Christopher Cozier sont des œuvres allographiques. Tropical Night est une série continue de dessins réalisés sur des feuillets de carnets de croquis organisés de différentes manières dans  différentes expositions.

Mar Caribe dont la première occurrence date de 1996 a été exposée dans les manifestations caribéennes les plus remarquables comme Fábulas abiertas au  Museo de Arte Moderno de  Santo Domingo, Republique Dominiciaine en 1996 avant d’y rejoindre en 1998 le projet itinérant  La route de l’art sur la route de l’esclave, amorcé quatre ans plus tôt à la Saine Royale d’Arc-et-Senans avec l’aide de l’UNESCO.

Mais cette installation a aussi été montrée à  Island Nations au  Museum of Art, Rhode Island School of Design en 2004.

Puis, une nouvelle fois, lors de  Island Thresholds: Contemporary Art from the Caribbean,  Peabody Essex Museum, East India Square, Salem en  2005.

Elle figurait  dans   Kréyol Factory,  Parc de la Villette, Paris en  2009 comme dans la  Trienal del Caribe de Santo Domingo au  Museo de Arte Moderno de  Santo Domingo en  2010. Et enfin, dans Poetics of Relation au Perez Art Museum de Miami en 2015.

De même Colorfull line,  Pavés colorés, Pascale’s Eggs, Human beings de Pascale Marthine Tayou sont des œuvres allographiques.

Black Forest remet en question les notions d’œuvres, de séries, de White cube

Black Forest  prend le contrepied du White cube, cette mode scénographique devenue dominante des les années soixante dix. On choisit d’exposer l’art contemporain dans des espaces neutre, clos, sans fenêtres, d’un blanc immaculé pour les isoler de tout contexte parasite.

Les œuvres sont imbriquées, juxtaposées, superposées, non individualisées. Il n’y a as de cartels. Le mode de présentation  remet en question la notion d’accrochage, d’œuvre et de série.

Les œuvres sont présentées comme un ensemble et dialoguent entre elles.

En art, une série désigne un ensemble ordonné d’œuvres régies par un thème, support d’un problème plastique à résoudre ou bien une multiplicité de figures plus ou moins équivalentes dans un traitement répétitif systématique. Avec Pascale Marthine Tayou, elle est disséminée dans l’espace  sous la forme d’Epices et dans le temps avec l’allographisation.  Certaines comme Les Epices Big Ladies (ce sont des femmes puissantes) sont séparées et réparties dans toute l’exposition comme saupoudrées pour ponctuer l’exposition.

L’art contemporain n’est pas un prolongement de l’art moderne. C‘est une mutation de la conception même de l’art.

“Mes propositions sont un peu comme un tube à essai. Je ne peux jamais savoir l’effet qu’une exposition va produire. Chaque visiteur est un élément chimique dont on ne connaît pas la composition. Il traîne avec lui ses joies et ses peines. Une exposition n’est qu’un miroir où chacun doit se regarder tel qu’il est et se comprendre. Mais face à toute cette diversité, je ne peux savoir quel type d’expérience je vais provoquer”  explique Pascale Marthine Tayou. »

Dominique Brebion