Certains ont peut – être pensé que, en raison de la scène évoquée, le Graffiti- Néon de Pascale Marthine Tayou dépassait les bornes? Voilà qui permet d’introduire le thème du jour: l’expérience des limites, de plus en plus courante en art contemporain. Et de laisser ainsi chacun se remémorer l’œuvre qui l’a le plus marqué.
Photo: María Rojas Sujeto (Subject) Behind the Wall, 11th Havana Biennial, Havana, Cuba. Curated by Juan Delgado Calzadilla
Sujeto de Carlos Martiel, aperçue sur le Malecon à la Havane, lors de la onzième biennale de La Havane est la seule œuvre qui ait provoqué chez moi un mouvement de recul, au point de ne pas la photographier. Le long des huit kilomètres de la jetée, lors de la manifestation Detrás del muro, de très nombreux artistes installent des créations très variées que le public découvre lors d’une tranquille promenade. Et là, en contrebas, sur les rochers, un corps nu, balloté par les vagues, frigorifié par un séjour prolongé dans la mer, percé d’hameçons et retenu au rivage par des fils de pêche. C’était Carlos Martiel. Imaginer sa souffrance physique était insupportable. Car aux limites qu’outrepassent les plasticiens correspondent les bornes de l’endurance du spectateur. Punto di Fuga, une performance similaire où l’artiste reste debout pendant deux heures au centre de la salle principale du Musée Nitsch avec des fils de laine cousus à l’avant et à l’arrière de mon corps et reliés à un seul point du mur, de mon point de vue passe mieux.
Detrás del muro
Detrás del muro
Des artistes, comme Edouard Manet, avec le sujet et la nudité d’Olympia, du Déjeuner sur l’Herbe et surtout de l’Origine du monde qui resta dissimulée aux yeux du monde pendant cent vingt ans, avait déjà tenté en leur temps l’expérience des limites.
Tout comme Marcel Duchamp et son urinoir- Fountain, Yves Klein et son exposition Le vide, Michel Journiac et sa Messe pour un corps (1969) où parodiant une célébration eucharistique, il offre en guise d’hosties, des rondelles de boudin confectionné avec son propre sang. Les actionnistes viennois comme Hermann Nitsch, Otto Muehl, Günter Brus sont, eux aussi, connus pour leurs performances orgiaques ou scatologiques. Non sans scandales, réactions violentes, tentatives de destruction ou même procès. Nitsch, Brus et Muehl ont séjourné en prison. Pierre Pinoncely alias Pinoncelli a été condamné pour avoir uriné et attaqué au marteau l’œuvre de Duchamp après des années de procès et d’analyse pour déterminer si son geste prolongeait et parachevait la création de Duchamp ou si celle- ci, ready made donc objet industriel, pouvait être véritablement considérée comme originale.
Chacun- et d’ailleurs chaque époque – place sans doute le curseur de l’acceptable à un niveau différent. De même, les limites transgressées sont aussi de nature différente : esthétiques, éthiques, juridiques.
Certaines œuvres comme Piss christ d’Andres Serrano, La nona hora de Maurizio Cattelan ou Yo Mamma Last Supper de Renée Cox offensent la religion. D’autres comme certains autoportraits de Robert Mapplethorpe ou le lapin transgénique fluorescent d’Edouardo Kac, la série sur la morgue d’Andres Serrano ou la plastination de cadavres de Gunther von Hagens bousculent la morale au nom de la décence, de la protection des animaux ou du respect dû aux morts.
C’est que, en art, l’heure n’est plus à la quête de la Beauté. La beauté ne fonctionne plus comme critère de l’art. La conception grecque classique de l’harmonie comme source de beauté, l’équivalence entre le beau et le bien, tout cela a bel et bien été balayé. L’idée même du Beau a changé. Le beau est toujours bizarre disait Baudelaire en 1855. Des années plus tard, Lautréamont définissait le Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie, assertion dont se sont emparés Breton et le surréalisme.
L’art est fait pour troubler affirmait Braque. Et, il est vrai que bien des œuvres modernes ou contemporaines nous troublent en outrepassant les limites communément admises.
Ivan Le Lorraine Albright, fasciné par le déclin physique, réalise des portraits au réalisme excessif d’une laideur difficilement supportable (Femme 1928). Il bouscule les limites esthétiques. Mais il n’est pas toujours évident de distinguer la transgression esthétique de l’entorse morale ou de l’infraction juridique. Classeriez – vous The Bride (2001-2005) de Joana Vasconcelos, ce magnifique lustre composé de centaines de tampons hygiéniques dans la catégorie de l’offense au bon goût ou à la morale ? Les performances ou The Tree de Paul Mc Carthy dans le dépassement des frontières morales ou juridiques ?
Tim 2006 de Wim Delvoye louvoie aux frontières morales et juridiques. Wim Delvoye réalise un tatouage sur le dos de Tim Steiner et le signe. Par contrat, ce dernier accepte de « s’exposer » lors d’évènements artistiques consacrés à l’artiste. A sa mort, la peau de son dos sera prélevée, tannée et exposée. Cette œuvre a été « vendue » à un collectionneur contre la somme de 150 000 € partagée entre le galeriste, l’artiste et Tim. La loi française condamne ce type d’arrangement au nom du respect de la dignité humaine comme elle bloqué, en 2010, l’itinérance en France de Our body, l’exposition de cadavres de Von Hagens.
Sans doute, pour être légitime la transgression des frontières exige de faire sens.
Ainsi aussi provocateur qu’il soit, le ready- made de Duchamp est primordial par les questions que l’œuvre implique sur l’art.
Beaucoup d’œuvres porteuses de revendications féministes explosent le cadre des conventions et de la bienséance. Par exemple, Valie Export lors d’Aktionhose : Genital Panik ( 1969) entre dans un cinéma pornographique et circule entre les spectateurs, le sexe découvert par un jean très échancré et une mitraillette à la main. D’objet elle devient sujet, s’inscrivant contre les représentations traditionnellement avilissantes du regard masculin désirant.
En août 1975, Carolee Schneemann réalise la performance Interior Scroll dans le cadre de l’exposition Women Here and Now. Elle se met en scène juchée sur une table, totalement nue, et propose une lecture de son propre ouvrage, Cezanne, She Was A Great Painter. Le point culminant de la performance la voit dérouler un rouleau de papier logé dans son vagin, lisant le texte qui y est inscrit.
En 2014, Deborah de Robertis , une artiste luxembourgeoise Deborah de Robertis a présenté une performance, intitulée Miroir de l’origine. La plasticienne, dans une robe dorée, s’est assise au sol, dos à la célèbre toile de Courbet accrochée au Musée d’Orsay, avant de dévoiler entièrement son sexe. La direction du musée a appelé la police. Deborah De Robertis a été placée en garde à vue mais le procureur de la République a classé l’affaire sans suite et a ordonné un simple rappel de la loi.
Kara Walker met en scènes les violences, les tortures, les pendaisons, les abus sexuels du temps de l’esclavage. Les ombres chinoises nées des silhouettes en papier découpé de la plasticienne afro- américaine évoquent sans concession, de manière crue et brutale la discrimination raciale, la ségrégation, les rapports maîtres-esclaves et notamment les abus sexuels perpétrés au temps de l’esclavage. Le papier noir dans lequel elle découpe ses silhouettes possède une double vertu: il met en relief des traits caricaturaux, que l’on associe forcément à des rôles, des statuts et des identités spécifiques, tout en atténuant des scènes crues et explicites qui susciteraient nombre de polémiques sous une autre forme.
Kara Walker