Hydroxychloroquine vs covid-19 : Didier Raoult est-il un nouveau Pasteur ?

Publié le 25 mars 2020 par Sylvainrakotoarison

" C'est sans doute à cela que Pasteur doit sa grande popularité. Il a lui-même contribué à l'édification de sa légende, par ses textes et par ses interventions publiques. " (André Pichot, "Louis Pasteur, Écrits scientifiques et médicaux", éd. Flammarion, 1994).

Depuis le mois de février 2020 sévit une " polémique" qui me paraît bien inutile en période de crise sanitaire mais qui néanmoins pourrait faire comprendre un peu les choses sur le fonctionnement de la recherche médicale. Au contraire d'autres sujets scientifiques, celle-ci peut sauver ou tuer des êtres humains. L'enjeu est donc énorme. De quoi s'agit-il ? D'un traitement pour combattre le covid-19, autrement dit, la très étrange et méchante maladie développée par la contamination du coronavirus SARS-CoV-2.
Effectivement, les moyens de combattre la maladie manquent et seule, la chance permet de survivre. Chance de ne pas avoir de complications respiratoires (l'âge, l'état des bronches, l'état général, y sont pour quelque chose, mais pas toujours), et lorsqu'il y a détresse respiratoire, c'est pareil, on attend et l'on espère, intubé.
Sur la foi de résultats de travaux de scientifiques chinois publiés il y a un mois, le professeur Didier Raoult a annoncé à la terre entière que l'hydroxychloroquine associée à l'azithromycine serait une solution miracle pour vaincre le covid-19. L'un de ses collaborateurs, le professeur Éric Chabrière, exprimait même une certaine colère, dans la soirée du 22 mars 2020 sur LCI, parce qu'on ne voulait pas les suivre.
De quoi et avant, de qui s'agit-il ? Le professeur Didier Raoult, aussi atypique soit-il, est une véritable sommité en infectiologie, reconnu internationalement et directeur d'un pôle d'excellence à Marseille, l'Institut hospitalo-universitaire Méditerranée Infection. Le professeur Éric Chabrière est lui-même un éminent spécialiste en biologie structurale, nommé au prestigieux Institut Universitaire de France (IUF, l'antichambre du Collège de France) à un âge peu avancé (40 ans). Il a découvert une protéine humaine transportant le phosphate qui inhibe la transcription du VIH. En outre, il a étudié une enzyme capable de bloquer la communication bactérienne et d'inhiber la virulence et la formation de biofilm, ce qui en ferait un bon candidat pour une alternative aux antibiotiques (déjà démontrée sur un modèle animal). Il est donc incontestable que ces chercheurs sont de réelles pointures, et d'ailleurs, personne ne remet en cause leurs compétences scientifiques.
D'où un certain malaise. Car les propos d'Éric Chabrière n'étaient étayés que par le seul argument d'autorité (valable), mais sans aucun chiffre, aucunes données fournies par la (mauvaise) études sur une vingtaine de patients, sans méthode de double aveugle (mélange statistique traitement à tester et placebo, sans que le patient ni l'expérimentateur et le médecin ne sachent qui a quoi).
Du reste, la chloroquine elle-même est très connue, utilisée dans des zones tropicales pour éviter d'attraper la malaria ( paludisme), dans des zones "non mutantes". Elle a des effets secondaires parfois très graves, sur le rythme cardiaque, aussi sur la rétine, etc. L'intérêt de connaître bien une substance permet d'accélérer les tests cliniques. C'est quoi, les tests cliniques : ce sont un ensemble d'expérimentations qui permettent de conclure que, sous certaines conditions, le ratio bénéfice/risque est à l'avantage du traitement testé, ou pas.
Le malaise vient donc à la fois de la forme et du fond.
La forme. Certes, la personnalité de Didier Raoult est plutôt atypique, très originale, et pourquoi pas ? sans doute d'ailleurs que cela ne l'aide pas à ce que ses travaux soient pris au sérieux, mais qu'importe, sa sincérité n'est pas en doute et une forte personnalité est plutôt un atout pour des recherches aussi cruciales et urgentes. En revanche, sur la forme, ce qui n'est pas acceptable et qui a été condamné par la plupart de ses confrères médecins, c'est de déclarer, avant vérification, qu'il y a une solution miracle qui permet de vaincre le covid-19. D'une part, rien n'est prouvé à cette heure, et donc, une telle affirmation crée une situation d'attente insupportable dans le grand public, notamment pour des proches de personnes atteintes du coronavirus dans sa forme la plus sévère. Dans le passé, de nombreuses annonces d'antiviraux ont été suivies de... rien du tout. Et la déception est terrible dans une pandémie de cette ampleur. Rappelons aussi l'annonce d'un vaccin contre le sida il y a déjà une douzaine d'années... D'autres part, cela a pour conséquence une raréfaction de ce médicament dont certaines personnes ont besoin pour d'autres pathologies.
Le fond surtout. Le traitement est-il efficace ou pas ? L'équipe de Didier Raoult est assez honnête quand elle explique que l'effet, c'est de réduire la charge virale, et pour cela, il faut prendre le traitement au début du processus, pas au stade de la pneumonie où le virus n'a fait que renforcer l'infection bactérienne. Or, sans étude précise et surtout, sans placebo, rien ne peut indiquer son efficacité, dès lors que de nombreuses personnes restent à un stade peu sévère de la maladie sans aucun traitement particulier, avec ou sans la solution miracle du professeur Raoult. Donc, des études cliniques sont nécessaires pour démêler l'effet propre du traitement du reste.
Notons que ce 24 mars 2020, une étude chinoise a apporté plus de données statistiques et démontre hélas que la chloroquine n'est pas plus efficace que ...l'effet placebo. Par ailleurs, aux États-Unis, un homme est mort pour s'être automédicamenté à la chloroquine, tandis que son épouse, suivant le même traitement, se retrouve en réanimation. Rien n'est anodin lorsqu'on travaille sur l'humain.
C'est pourquoi la position du gouvernement me paraît aussi sage que neutre, même si cela a eu pour conséquence la démission du professeur Didier Raoult du conseil scientifique que le gouvernement avait mis en place autour du Président Emmanuel Macron. Le Ministre des Solidarités et de la Santé, Olivier Véran, est aussi une pointure en médecine, il est un neurologue et sait ce qu'est la recherche scientifique. Comme d'ailleurs le professeur Jérôme Salomon, directeur général de la Santé, Olivier Véran fait des déclarations précises, argumentées, et transparentes. Au contraire de l'équipe de Didier Raoult qui joue plus à l'incantation et au gourou (ce qui, je le répète, est contreproductif car c'est un éminent scientifique).
Pour connaître précisément la position du gouvernement, je propose de se reporter à la réponse du ministre Olivier Véran au député du Haut-Rhin Éric Straumann sur le sujet lors de la séance des questions au gouvernement du mardi 24 mars 2020 : " J'ai reçu hier les recommandations du Haut conseil de santé publique qui, se fondant sur la saisine de sept sociétés savantes faisant autorité, nous dit que nous n'avons pas, à ce stade, les preuves de l'efficacité de l'hydroxychloroquine, ou, d'ailleurs, d'autres traitements. Il est donc dangereux, en l'absence de preuves, de donner ces médicaments comme s'ils bénéficiaient d'une autorisation de mise sur le marché. ".
En gros, le ministre refuse la mise sur le marché sans études préalables du traitement, l'accepte sous réserve d'un accord collégial pour les malades en stade sévère (faute d'autre solution) et surtout, il a réduit encore la durée des tests cliniques, de 6 à 2 semaines pour vérifier l'intérêt du traitement et d'autres traitements d'ailleurs (une autre molécule a aussi été testée déjà en Chine).
Cette réactivité scientifique est sans précédent, provenant d'un État qui, je le répète, gère aussi bien que possible la situation actuelle et à tous ceux qui le critiquent, je leur demanderais de dire ce qu'ils feraient eux-mêmes d'utile en ces périodes où la critique et la polémique paraissent particulièrement dérisoires et inopportunes quand plus de 200 personnes meurent chaque jour du covid-19. Il y aura de toute façon un temps d'analyse et les critiques pourront être émises (nous sommes en démocratie), mais pas maintenant. J'ajoute que les tests cliniques peuvent être accélérés grâce à la coopération européenne qui permet de multiplier les expérimentations et donc d'avoir un minimum statistique capable de valider des hypothèses.
Évidemment, Didier Raoult n'est pas un charlatan, mais il a, à mon avis, eu tort de communiquer publiquement sur le sujet alors que rien n'est prouvé. De plus, de nombreux collègues ont trouvé très discutable éthiquement la méthode de proposer, le 22 mars 2020, à " tous les malades fébriles qui viennent nous consulter " de pratiquer des tests de dépistage du covid-19, et à " tous les patients infectés ", un traitement à base d'hydroxychloroquine. Le communiqué s'est terminé par : " Nous pensons qu'il n'est pas moral que cette association ne soit pas inclus systématiquement dans les essais thérapeutiques concernant le traitement de l'infection à covid-19 en France. ". La queue devant son institut depuis lundi 23 mars 2020, outre le fait qu'elle déconfine les personnes, montre qu'il remplit un vide, celui de l'ignorance du comportement d'un virus dont personne ne connaissait l'existence il y a encore trois mois et demi.
Notons que les scientifiques chinois avaient justement recommandé de ne pas associer l'hydroxychloroquine à l'azithromycine. De plus, la posologie proposée est seulement un tiers plus faible que la dose capable de tuer une personne, ce qui donne un coefficient de sécurité très faible (notamment si le patient se trompe dans son dosage).
Il y a sans doute un côté "fou", du moins, un côté "pari" chez Didier Raoult. Une intuition forte, la certitude, non prouvée à ce jour, que son traitement marche, mais sans savoir dans quels cas, pourquoi et s'il y a aussi de gros risques. Cet empressement, on peut le comprendre, serait pour sauver les malades. Il provient aussi d'un gros ego.

Ce "pari fou", finalement, n'est pas si éloigné d'un autre pari fou, dont la comparaison ne pourrait être que flatteuse pour l'infectiologue marseillais. Celui de Louis Pasteur (1822-1895) sur le vaccin contre la rage. Ses travaux sur le sujet ont débuté en 1881. Il a localisé le virus dans la moelle épinière de lapin rabique. Avec son collaborateur, le médecin Émile Roux (1853-1933), il a réussi à l'isoler, l'assécher, et à en fabriquer une substance avec des virulences variables en fonction de la quantité de cristaux de potasse mis dans le dessiccateur.
Pasteur n'avait alors même pas traité de cas de rage déclarée sur des animaux quand les rumeurs sur les miracles qu'il faisait couraient dans tout le pays. Il a fait, certes, deux tentatives sur l'homme, qu'il n'a pas présentées, une le 5 mai 1885 sur un homme de 60 ans, et une autre le 22 juin 1885 sur une fillette de 11 ans, car elles n'étaient pas concluantes : le sexagénaire a survécu mais le diagnostic de rage restait incertain, et la fillette est morte le lendemain mais elle serait morte, bon ou mauvais vaccin, car la rage était déjà déclarée.
En revanche, le 6 juillet 1885, une mère a amené son fils de 9 ans, Joseph Meister, originaire d'Alsace, à Pasteur, parce que très connu pour ses travaux sur la rage. Son assistant Émile Roux refusa d'expérimenter sur le garçon, car cela aurait pris un trop grand risque. Certes, le garçon fut mordu plusieurs fois par un chien, mais rien n'a prouvé que le chien était enragé, et que le garçon allait développer la rage. Il y avait donc un grand risque de faire pire que rien en testant sa procédure, qui consistait en plusieurs injections de moelle rabique, chaque fois de plus en plus virulente.
Deux autres médecins, Alfred Vulpian et Jacques-Joseph Grancher, apportèrent leur caution pour cette expérimentation à l'éthique très douteuse. Et comme Pasteur n'était pas sûr que le garçon avait la rage, lors de la dernière injection, il lui inocula la rage, ce qui permettait de prouver l'efficacité de sa procédure, mais en faisant cela, il faisait prendre un risque énorme pour la vie de l'enfant. Le garçon a survécu et, après avoir été boulanger, termina sa vie comme gardien de l'Institut Pasteur qui s'est construit grâce à des souscriptions consécutives à cet acte de folie, mettre en balance la vie de l'enfant et l'efficacité de son vaccin antirabique. (Joseph Meister se suicida lors de l'arrivée des Allemands à Paris le 23 juin 1940, croyant à tort sa petite famille tuée).
En fait, les nombreux essais ultérieurs de son vaccin antirabique étaient d'une efficacité assez aléatoire, beaucoup de patients mouraient par la suite. Un de ses lointains successeurs, Maxime Schwartz, à l'époque directeur général de l'Institut Pasteur, a confié ainsi, dans sa préface au livre de Bruno Latour : " Pasteur n'est pas perçu aujourd'hui comme il y a un siècle ou même il y a vingt ans. Le temps des hagiographies est révolu, les image d'Épinal font sourire, et les conditions dans lesquelles ont été expérimentés le vaccin contre la rage ou la sérothérapie antidiphtérique feraient frémir rétrospectivement nos modernes comités d'éthique. " ("Pasteur, une science, un style, un siècle", éd. Perrin et Institut Pasteur, 1996).
La question éthique se pose pourtant toujours aujourd'hui, mais avec une urgence sanitaire qui accentue encore l'enjeu : faut-il faire de tels paris fous ? Chaque jour qui passe, ce sont des centaines de patients qui meurent du covid-19, et des milliers de nouvelles hospitalisations.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (24 mars 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
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Honneur aux nouveaux Poilus de la guerre du coronavirus.
Covid-19 : les resquilleurs du confinement.
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Tout savoir sur le Covid-19 et les mesures de confinement en France (mis à jour).
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Allocution du Président Emmanuel Macron le 12 mars 2020 au Palais de l'Élysée (texte intégral).
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Mutation.
Publication "On the origin and continuing evolution of SARS-CoV-2" par Xiaolu Tang and cie, National Science Review, le 3 mars 2020 (à télécharger).
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