(Note de lecture) De l'improbable précédé de MO(R)T, de Marie-Claire Bancquart, par Marc Wetzel

Par Florence Trocmé


« En souvenir de lui-même
ne sait trop quelle survie mettre en œuvre.
N'en a plus que pour quelques semaines.
Alors quoi écrire, et comment ?
Ton dégagé ? Espèce de messe ?
Ton insolent ?
   Ou s'arrêter d'un coup, mais lequel ?
 »  (p. 57)
C'est un beau livre, mais effrayant comme l'est sa source d'écriture : une poète célèbre (de 86 ans) à l'approche de la mort, Marie-Claire Bancquart, à laquelle la souffrance et la détresse laissent ça et là quelques moments pour noter des sortes d'offrandes de rémission, d'étrennes de sursis, où il n'y a ni plainte ni espoir.
« Terre
grande respiration collective,
fleurs et moineaux, planches et livres.
Le convalescent du pauvre dimanche sort de l'hôpital et se plaît aux formes des voitures, aux herbes qui bordent les arbres.
Terre, oui, notre terre ronde et sans lumière constante, il va rêver d'elle et se croire heureux de vivre
 » (p. 68)
La nudité de destin est parfaitement acceptée : Marie-Claire Bancquart ne se soucie plus de faire bien ou mal, puisqu'elle ne peut plus rien faire. La crudité de ce même destin (comme on monte à cru une monture ultime et déréglée) est, elle, moins négociable : de quoi la douleur se permet-elle d'alerter ou d'avertir encore, puisque le fin mot de l'affaire - MO(R)T - est désormais parfaitement su ? Le corps signale encore sans cesse et sans limites que la maladie est mortelle parce qu'il ignore qu'on sait qu'on est fichu. Les douleurs finales sonnent le tocsin pour des organes qu'elles ne savent pas être devenus sourds :
« Et toi, douleur
tu t'obstines
dans les côtes, les poignets
qui seront inertes après notre mort.
Notre cadavre
déjà
rampe dans le vivant
qui ne sait comment le déloger 
» (p. 35)
Si la douleur souhaitait nous « faire grandir » dans son épreuve, nous exercer à nous rendre digne d'elle, c'est là aussi sans sens, puisque la course d'obstacles du malheur (aussi remarquables par « leur variété, leur intensité et leur durée » que le sont les inclinations satisfaites dans le bonheur selon Kant) ne nous laisse plus d'autre loisir que l'élan de les fuir et l'effort de les faire taire. Si enfin la douleur visait à surligner un salaire (« tu n'as qu'à t'en prendre à ce que tu as fait de ton corps ») ou préparer, apprêter et affûter une résilience à venir (« la prochaine fois, tu traiteras mieux ta capacité d'avenir »), la réprimande et la raillerie tombent à coté aussi, face à un futur sans prochaine fois, ni ici (Marie-Claire Bancquart est lucide, et avoir créé ne la console pas) ni ailleurs (elle est athée, et être consolée par un Créateur ne l'intéresse pas) :
« Dieu
ne me concerne pas,
c'est une chose cruelle.
Mais quelle joie, quelle connaissance
me viendrait de lui ?
Quelle bête sauvage me mordrait
avec moins de précaution ? 
» (p. 51)
La lucidité de cette auteur impressionne en effet (et dérange nos petits montages de sagesse bien-portante et disponible à elle-même) : elle ne s'inquiète nullement pour ses raisons de vivre, qui vont cesser avec elle ; elle dédaigne tout cheminement idéal, depuis que son corps est venu mettre l'enfer à toute possible progression. Quand le corps qui nous porte devient si douloureux, on se console de n'avoir pas si longtemps à le porter, désormais, en retour ! 
« Ancien bonheur, vertu,
main dans la main.
Allez donc ! Ce n'est pas que le jour nous
prépare, au réveil, à une bénédiction céleste.
À peine mis debout, nous avons de sévères lois
depuis la douche jusqu'au soir 
»  (p. 79)
Notre poète a, d'évidence, eu des mots pour voir la mort de près. Qu'ils soient mystérieux ne signifie pas du tout qu'ici la mort fut Muse et dicta quoi que ce soit. C'est bien la voix de Marie-Claire Bancquart, et d'elle seule, qui officie dans son retrait, qui formule sa fin (propre, privée, personnelle) de monde : une voix et un monde s'arrachant mutuellement l'un(e) de l'autre, voilà l'ultime travail de décantation d'un poète :
« Le monde est un grand coffre de mariée aux trésors fragiles ; plus vite qu'eux disparaissent la femme et les invités de la noce » (p. 14)
Travail malaisé, peu décidable, et impossible bien sûr à situer : où est-on, quand  le socle de tout lieu s'effondre ? Où va-t-on, quand toute direction perd son horizon ? Que peuvent à présent partager les exclus de toute appartenance ? D'où des images nées de nulle part, allant vers qui ne sera bientôt personne, mais venant, comme confiantes, mourir en nous :
« Laissez-moi seule
avec l'oiseau
qui m'apporte
ce que vous savez 
» (p. 80)
Ernest Renan louait Qohelet, l'auteur de l'Ecclésiaste d'avoir « vraiment touché nos douleurs ». On croit entendre ici, dans cet ultime recueil, comme un ambigu et riche « Vanité des vanités, et tout aura été vanité » : le futur antérieur est certainement le futur des morts, mais improbablement un futur mort.
Marc Wetzel

Marie-Claire Bancquart, De l'improbable, précédé de MO(R)T – Postface d'Aude Préta-de-Beaufort – Arfuyen, février 2020, 108 pages, 12€.
On peut lire des extraits de ce livre, en cliquant sur ce lien.