Au marché des regrets ( in "Des nouvelles de lui")

Par Reginezambaldi
Aujourd'hui, un tour sur les marchés de Provence, et une nouvelle pour se rappeler que la vie n'attend pas...
Au marché des regrets-  Madame, madame… vous oubliez vos cerises !
Le vendeur tendait le bras au-dessus des abricots et des prunes vers la femme en bleu, qui était partie en oubliant de prendre ses fruits pour s’immobiliser  quelques mètres plus loin, le regard fixé sur un point derrière les étalages.
Elle ne réagit pas tout de suite, perdue dans ses pensées.
-  Madame, s’il vous plaît…
Elle finit par sursauter, comme lorsque l’on se réveille d’un rêve et attrapa le sac en papier marron avec un sourire distrait. 
On aurait dit qu’elle avait vu un fantôme. Et pourtant, il avait l’air bien vivant. Toujours aussi séduisant, avec ses mèches brunes, son regard intelligent, et sa silhouette impeccable. Elle l’avait aperçu au moment où elle relevait la tête de son porte-monnaie pour donner un billet de cinq euros. Elle avait tellement été surprise, qu’elle avait fait tomber la monnaie entre deux reines-claudes et avait cherché les pièces de vingt centimes à tâtons, sans le quitter des yeux. Il s’était un peu éloigné et elle l’avait suivi de quelques pas, en oubliant ses bigarreaux.
C’était bien lui, il n’y avait aucun doute, il parlait avec de grands gestes à un homme en tenue de cycliste, il riait. Elle n’avait pas besoin d’être près de lui pour entendre son rire, il lui suffisait de voir sa tête un peu renversée, ses yeux plissés, pour imaginer son souffle, sa bonne humeur.
Elle était restée figée, pour ne rien perdre de lui, et puis un groupe de jeunes était arrivé et le temps qu’il passe, les deux hommes avaient disparu.
Maintenant, elle pressait machinalement le sac de cerises contre elle et ne savait plus très bien que faire. Son cœur battait vite et en même temps, elle se sentait épuisée, comme après une trop grande émotion. Elle décida de s’asseoir au comptoir de la buvette entre les stands de miels d’Ardèche et les olives de Nyons, à l’ombre des platanes, et commanda un double espresso. Le garçon lui demanda si tout allait bien. « Et un cognac, s’il vous plaît ! » ajouta-t-elle. Elle en avait besoin.
Elle regardait un peu partout autour d’elle, dans l’espoir de le voir réapparaître : après tout, il pourrait peut-être repasser par là, il serait seul, il la verrait… Pfff ! Il ne me reconnaitrait pas ! se reprit-t-elle aussitôt, lui, il est encore plus séduisant avec le temps, mais moi, c’est plutôt l’inverse ! 
Le café était brûlant, elle n’y prit pas garde, elle essayait de calculer le nombre d’années depuis leur dernier baiser. Quinze, dix-huit ans ? Elle confondait le baiser dans la voiture, quand elle avait dit que c’était mieux d’arrêter de se voir, et celui du 6 février, trois ans plus tard, quand il avait sonné, et posé ses lèvres sur les siennes. Elle avait brouillé les souvenirs, à force de les avoir tellement mélangés, des soirées entières, comme l’on bat des cartes afin de s’assurer qu’elles ne se suivent plus ; du coup, sa mémoire aussi s’était dissociée, elle avait des flashbacks décousus, des bribes de conversations, des fondus enchaînés, comme au cinéma. Ah le cinéma, c’était son monde, elle, la rêveuse qui se projetait dans la vie comme dans un film. Une façon de dédramatiser, en se mettant en scène.
Dans un scénario, elle serait déjà en train de courir, de quitter le marché, la caméra la suivrait derrière les grilles du jardin public, la musique couvrirait ses pas, elle le chercherait partout… Mais à son âge, cela ne se faisait plus, et sa douleur au ménisque ne le lui permettrait pas. Elle haussa les épaules. Depuis quand la réalité l’arrêterait-elle dans un projet ?
Depuis la veille, le premier festival de musique de l’été avait commencé. C’est cela, se dit-elle, il est probablement ici pour ça. Comme avant… 
Chaque année, la chaleur ramenait les arpèges dans la nuit et les balles de foin dans les champs : tout était beau, tout était blond ! 
Les soirées, les mélodies qui s’étiraient tard sous les étoiles, les peaux hâlées, les mots que l’on chuchotait près de l’oreille.
Elle avait eu peur des filles des concerts estivaux…
Deux étés, elle leur avait résisté. Chaque fois qu’elle le savait dans la foule, elle se disait qu’il ne passerait pas ce soir-là, parfois il ne faisait pas signe pendant presque dix jours, et puis son téléphone sonnait de nouveau, et elle retrouvait sa joie de vivre!
Il était arrivé un jour avec un bracelet un peu barbare, un coquillage pris dans du cuir tressé. Il avait passé beaucoup d’heures au soleil, avec des amis, elle avait pensé à des amies, bien sûr.
Et puis le bracelet avait disparu et les visites étaient redevenues plus régulières, elle n’avait rien dit, lui non plus, ce n’était pas grave.
Il y avait eu les amies qu’elles avaient devinées, ils faisaient comme si de rien n’était, et il avait la délicatesse de ne pas être trop expansif. Elles faisaient un tour dans sa vie, et repartaient, mais elle, elle restait.
Elle s’était demandée pour encore combien d’étés … Leur histoire avait une fin annoncée, elle le savait, il ne pouvait l’ignorer. 
D’un autre côté, elle était plus sereine que si elle avait eu son âge ! Si elle avait été l’une de ses copines de fac, elle aurait vécu dans l’angoisse permanente de le perdre. Elle, elle était hors catégorie, dans un monde parallèle, elle comptait mais ne comptait pas, donc elle se disait qu’elle pouvait rester encore un peu, malgré les blondes qui passaient, comme les blés !
Elle aussi remettait un semblant de sérieux dans sa vie parfois : elle se laissait courtiser par d’autres hommes, plus raisonnables, qui plaisaient mieux à ses amis, qui auraient pu durer, mais qui ne duraient pas, parce qu’elle ne pouvait pas longtemps tricher avec elle-même et faire semblant de trouver des sentiments pour des personnes qui ne les méritaient pas ou qui ne les recherchaient même pas !
Il lui lisait L’art d’aimer d’Ovide, couvrait son gâteau d’anniversaire d’une multitude de bougies multicolores, « pour faire encore plus de vœux, et parce que les années, on s’en fiche… » Il passait la voir à trois heures du matin, la surprenait dans son sommeil, la serrait dans ses bras et disparaissait. Ils discutaient des dimanches entiers d’Aragon et des Yeux d’Elsa et il lui lisait au téléphone des passages de sa thèse sur Camus.
Il était irrésistible et elle avait fini par ne plus résister! Et pourtant elle n’était pas femme à se pâmer dès qu’un homme lui disait «  A très vite… »
Elle remua un instant le sucre au fond de sa tasse vide, avant de lécher la cuillère : la douceur après l’amertume.
Elle s’était longtemps persuadée que c’était fou, qu’il fallait redescendre sur terre, qu’il avait une copine, qu’il en aurait d’autres, et que pour lui, elle n’était qu’une amie sympathique, rencontrée dans une librairie, avec laquelle il aimait bien discuter. Cependant, une partie d’elle sentait qu’il devait y avoir quelque chose qui se tramait à leur insu, malgré la différence d’âge, au-delà des conventions de leur ville de province.
Et puis il y avait eu la fameuse soirée de février, le film, les mots qui avaient dérapé, la certitude que la vie pouvait encore lui réserver des cadeaux inattendus.
Elle eut un léger sourire, tout en continuant à scruter systématiquement la foule du marché.  
Ils avaient été un vrai couple, sans en être vraiment conscients eux-mêmes, sans le confier à personne, ils n’avaient pas eu besoin du regard des autres pour exister. Ils étaient une épure de couple : ils en avaient le meilleur. D’accord, ils n’allaient pas  se promener main dans la main, ils ne voyageaient pas ensemble, mais il était toujours là pour elle, il devinait quand elle avait besoin de lui, ils partageaient leurs passions, leurs soucis, il effaçait son stress. 
Depuis quelques minutes, au milieu de ce jeu de mémoire chargé de regrets, s’insinuait un autre sentiment, plus violent : une idée qui s’était subrepticement imposée à elle et lui vrillait l’esprit. 
Elle vida son verre de cognac d’un trait.
Et si elle avait eu complètement tort ? Si elle s’était trompée et s’ils étaient passés à côté du vrai bonheur, celui qui dure, pour des peurs non fondées ? Il y avait tellement de couples qui étalaient leur différence d’âge sans complexe, dans la rue comme en couverture des magazines. Les femmes s’enorgueillissaient d’être vues au bras d’hommes qui étaient leur cadet. Et pas seulement les actrices. Elles expliquaient à qui voulait l’entendre que leurs jeunes partenaires ou maris étaient souvent moins compliqués que leurs contemporains, qu’elles se sentaient rajeunir en leur compagnie. Eux disaient admirer ces femmes plus tolérantes envers leurs défauts, plus faciles à vivre : les jeunes femmes de leur âge les voulaient beaux, sensibles, si possible riches, désireux de fonder une famille, beaucoup de pression pour un seul homme !
Et les enfants, justement ?
Elle fit signe au garçon de remplir son verre à nouveau.
Elle y avait évidemment pensé pendant que Raphaël lui  lisait l’amour d’Aragon pour Elsa ; son fils finissait son année dans une High School de Santa Monica, avec son père. Elle était dans une période de sa vie, où la maternité n’était plus une préoccupation principale. Si elle restait avec Raphaël, si leur histoire devenait une réalité, que se passerait-il s’il avait envie d’avoir des enfants le jour où ce serait trop tard pour elle? On ne pouvait pas faire fi des lois de la nature : elles sont plus fortes que toutes les prétendues lois sur l’égalité instaurées par nos sociétés !  Forcément, il la quitterait.  Elle pouvait lutter contre les rides mais pas contre un désir d’enfant. 
J’ai été lâche, se répétait-elle, en buvant son deuxième cognac, lentement, cette fois, à petites gorgées, j’ai préféré rire de ses déclarations, les prendre à la légère, me laisser influencer par Michèle qui me démontrait par A plus B la folie de cette relation. J’ai été nulle… Je suis partie en voyage sans un mot,  la veille de son retour de vacances, alors qu’il m’avait appelée tous les jours, envoyé des poèmes d’amour et promis mille caresses pour rattraper son absence.  Il ne comprenait plus rien à ma conduite, ma froideur, je me suis comportée comme une moins que rien. Quand je pense à notre dernière conversation dans la voiture au moment où je lui ai dit de ne plus revenir, que je ne l’aimais pas. Je dois d’ailleurs toujours avoir sa lettre dans laquelle il me suppliait de réfléchir et m’assurait que si je changeais d’avis, il serait toujours là pour moi… 
Elle se leva d’un coup. Elle venait de voir un homme en chemise de lin près de la fontaine, mais ce n’était pas lui. Elle se laissa retomber sur son tabouret. 
Il y avait eu aussi ce 6 février, trois ans après, soir d’anniversaire du début de leur histoire : elle essayait de lire, tard dans la nuit, en se mentant sur son manque de mémoire, quand on avait sonné à la porte : elle avait ouvert, après une hésitation : il se tenait là, un peu maladroit, ils s’étaient regardés un instant, en silence, il ne souriait pas, ses yeux la questionnaient, elle ne savait que dire, il avait fait un pas vers elle et très vite, il avait furtivement posé ses lèvres sur les siennes. Elles étaient glacées. Et puis il était parti avant même qu’elle ait pu articuler le moindre mot. La scène n’avait duré que quelques secondes.  Le lendemain, elle s’était demandée si elle ne l’avait pas tout simplement rêvée.
Puis, elle avait commencé à vieillir sans lui, en s’efforçant de ne pas imaginer sa vie, probablement à Paris, comme il le souhaitait, à enseigner la littérature. Lisait-il Aragon ou Ovide à ses étudiants ?
Elle croyait trop facilement avoir réussi à l’effacer. Elle devait admettre que cela ne servait plus à rien de se jouer la comédie. Elle avait saboté sa chance. Par peur. Peur de la vie, peur du risque…
Entre les Gabrielle Russier qui avaient eu le courage de mourir par amour, et les Cougar women d’aujourd’hui, qui mettaient les jeunes hommes à leur menu, elle était restée figée, sidérée par l’inattendu de cette situation improbable qui lui était tombée dessus, sans crier gare. 
La blessure était à présent grande ouverte devant elle : elle avait détourné trop longtemps son regard. Il faudrait relire, ses mots à lui, ses carnets à elle : elle savait que dans l’un d’eux se trouvait encore quelques brins de foin coupé qu’elle avait retirés de sa sandale, au  retour d’une de leurs promenades nocturnes : elle les avait conservés pour ne pas oublier la lumière de la lune, l’odeur des champs saturés de chaleur, et eux deux, au diapason de la nature et de la nuit.
-  Excusez-moi, nous allons fermer…  
Effectivement, elle remarqua les cageots qui s’entassaient, les enfants qui couraient en glissant parmi les tomates trop mûres écrasées sur les pavés, les touristes qui comparaient les menus des restaurants autour de la place. 
C’était la fin du marché, il n’avait pas réapparu. Mais perdue dans ses souvenirs, l’aurait-elle même vu ?
Elle posa machinalement un billet sur le comptoir en bois et s’éloigna sans trop savoir où aller.
-   Eh, Madame, vos cerises !!
 ( in " Des nouvelles de lui", Géhess Editions )