(Note de lecture) Marcel Migozzi, Ecaillures des jours, par Eric Elliès

Par Florence Trocmé


Visitant un jour le musée des Beaux-Arts de Nantes, j’avais lu avec intérêt et surprise, dans la citation d’un peintre connu dont j’ai malheureusement oublié le nom, que sa peinture était d’abord un labeur et qu’il s’astreignait à peindre chaque jour même quand l’envie lui manquait. Et l’inspiration lui venait alors parfois presque à l’improviste, comme un éclair trouant la grisaille d’une tâche quotidienne…
« Écaillures des jours » ressemble à un carnet d’annotations de sensations brutes et de pensées saisies comme elles surgissent, avant qu’elles ne s’effacent, comme si écrire était aussi un travail de chaque jour.
Avril 2009 : Mille regrets, et plus encore, de n’avoir pas, durant des années, épinglé régulièrement du vécu. Vivre n’archivait que des silences. Et maintenant, derrière moi, friches, landes, brandes.
Mais, malgré le regret de n’avoir pas écrit assez, on devine et perçoit, derrière la mince plaquette éditée avec la mention « extraits », l’accumulation des notes formant une masse vivante de sensations et de souvenirs, qui ressuscitent le passé dans l’instant présent.
Avril 2009 : J’ai traversé la guerre sur un nuage à peine grisâtre. Ma mère proche, les bombes pouvaient grésiller sans m’épouvanter. Mon père n’avait jamais peur. Le silence des soirs du couvre-feu était même velouté.
Ces notes ne constituent pas un journal : elles ne sont pas précisément datées (juste marquées d’un repère année/mois) et ne cherchent pas à s’ancrer minutieusement dans la continuité des jours. Ecrites à fleur de vie, souvent sur un ton de confidence, avouant les désirs, les espoirs, les craintes et les attentes de l’auteur, elles composent une sorte d’autoportrait restituant la densité d’une vie d’où rayonne une chaleur humaine à la fois intense et sereine, et consciente de sa finitude :
Octobre 2008 : Hôpital. Silence. L’ami en chambre individuelle. A la sortie le panneau « Chambre mortuaire ». Tout a été depuis toujours prévu. En arrivant à la Farrioule, la matinée ayant offert de la douceur hospitalière, aller voir le jujubier jaune clair qui se découronne en paix. Si l’on pouvait disparaître ainsi, auréolé, dans la lumière d’un soir d’octobre.

L’évocation des parents disparus et des amis vieillis, la nostalgie de la ferveur des engagements politiques en écoutant l’Internationale (Août 2009 : Communisme d’autrefois, des premiers temps de l’utopie, de l’espoir fou (autant dire créé par la naïveté humaine). Espoir carbonisé. Mais des braises encore.), les heures jardinières et le miracle permanent de la vie qui éclate en floraison de couleurs et de parfums, les interrogations secrètes à jamais sans réponse (Avril 2006 : et toutes ces pâquerettes allumées dans l’herbe n’auraient aucun sens ?), l’indifférente tranquille du chat dormant au soleil, les rencontres fugaces avec un passant inconnu dont la fragilité ou la beauté émeut, la splendeur ou l’étrangeté d’un instant ordinaire, et les heures d’écriture ne sont pas « racontées » : elles sont « énoncées », sans aucune grandiloquence, comme si le poète était avant tout un témoin qui voit et entretient le souvenir d’une beauté d’autant plus belle qu’elle n’est que de passage :
Avril 2007 : Sur la route de Toulon. Coteaux ensoleillés, illuminés par les cerisiers en fleur. Juvénile blancheur, beauté fraîche et floconneuse à la fois, neigeuse, mais neige sans étouffement, isolée en bouquets aériens. Tronc noirs et candeur des branches gainées, fleuronnées de lumière. Arbres qui témoignent pour l’éphémère humain sans cesse renouvelé.
Le rapprochement des notules suscite peu à peu l’évidence d’une présence qui imprègne le texte et l’irrigue, provoquant un débordement comme une rivière prend source puis cascade, avec un flux tantôt rapide tantôt apaisé (et parfois souterrain quand son cours creuse des résurgences dans l’épaisseur du passé). L’unité et la cohérence du cahier résulte de cette présence, qui assume de dire « je » et, dans un abandon qui ressemble à un consentement, tisse des liens entre sa vie et le monde et, par l’écriture, nous les offre en partage :
Décembre 2004 : Ce matin un papillon s’est posé sur ma peau. Je n’osais bouger, sacré par cette union. Comme élu pour vivre une communion privée. Comme si j’avais des ailes d’éternité éphémère.
Janvier 2009 : Je fume un havane sans faire allégeance à quiconque, sinon à des souvenirs aussi légers et proches que la fumée bleutée qui m’entoure, au rouge-gorge sur sa boule de graisse que j’ai suspendue à la branche nue du lilas, à mon chat couché sur le muret. Silence au soleil. 13 heures. Tout l’univers est posé sur la terrasse, à mes côtés.
Le partage est un élément essentiel de l’engagement de Marcel Migozzi, aussi bien poétique (il anima de nombreuses revues, aussi bien par amour de la poésie que par liens d’amitié avec les rencontres que provoque la poésie) que politique (et même de sa foi – presque naïve dans sa pureté mais assumée – dans les valeurs de l’idéal communiste). Son écriture est portée par une profonde empathie, voire un élan de compassion, et on sent qu’il endosse, presque à la faire sienne, la souffrance et la douleur de tout ce qui vit et meurt, aussi bien un arbre fendu par le gel, qu’un mendiant quêtant quelques sous ou qu’une vieille femme qui marche péniblement sur ses jambes déformées par les varices…
Janvier 2004 : Au feu rouge, l’homme qui va d’une auto à l’autre. Qui tend la main pour manger. Qui parle seul pour vivre. Un carton à la main. J’ai honte, pense à mes parents, mais le feu passe au vert. J’aurais dû ne pas regarder fixement devant moi comme pour éviter de voir trembler des lèvres.
Novembre 2006 : Sur la terrasse, un oiseau rondelet. Mort. Dans ma main, c’est un nuage en suspension. Une vapeur de plumes dans mon argile âgée. La vieillesse ne foudroie pas les oiseaux comme nous. Je l’ai posé sur l’étagère, à côté d’une lampe électrique. Déjà le soir sur lui, avec des mouches.
Dans ces notes déposées sur le papier au jour le jour se manifeste, peut-être moins filtré par le tamis formel de la poésie de ses recueils, apurée à l’extrême, un sentiment d’amour envers les êtres et le monde.
Eric Eliès

Marcel Migozzi, Écaillures des jours (carnets 2002 – 2009), Editions Villa-Cisneros, 2019, 104 p. 13€
Voir ce film avec quelques « écaillures » de Marcel Migozzi