Jorge Luis Borges – Le remords

Par Stéphane Chabrières @schabrieres

J’ai commis le pire des péchés
qu’un homme puisse commettre. Je n’ai pas été
heureux. Que les glaciers de l’oubli,
impitoyables, m’entraînent et m’abolissent.

Mes pères m’ont engendré pour le jeu
humain des nuits et des jours,
pour la terre, l’eau, l’air, le feu.
Je les ai déçus. Je ne fus pas heureux. Leur

jeune volonté ne fut pas accomplie. Mon esprit
s’appliqua aux entêtements symétriques
de l’art, qui entrelace des riens.

Ils m’ont légué le courage. Je ne fus pas vaillant.
Elle ne m’abandonne pas. Toujours est à mon côté
l’ombre d’avoir été un minable.

*

El remordimiento

He cometido el peor de los pecados
que un hombre puede cometer. No he sido
feliz. Que los glaciares del olvido
me arrastren y me pierdan, despiadados.

Mis padres me engendraron para el juego
arriesgado y hermoso de la vida,
para la tierra, el agua, el aire, el fuego.
Los defraudé. No fui feliz. Cumplida

no fue su joven voluntad. Mi mente
se aplicó a las simétricas porfías
del arte, que entreteje naderías.

Me legaron valor. No fui valiente.
No me abandona. Siempre está a mi lado
la sombra de haber sido un desdichado.

***

Jorge Luis Borges (1899-1986) – La moneda de hierro (1976) – Treize poèmes (Fata Morgana, 1978) – Traduit de l’espagnol (Aregentine) par Roger Caillois.