René Char :: Albert Camus :: Jérôme Prieur

Par Topolivres
Peu de mots et beaucoup d'ě°˝me
René Char a cent ans en 2007
"Comme se sont piqués tes vieux os de papillon !"
(Feuillets d'Hypnos n°144)
La correspondance qui relie Albert Camus à René Char de 1946 à 1959 vit de peu de mots et de beaucoup d'âme. Les missives sont fraternelles et mesurées, c'est-à-dire parfaitement sobres. Et l'on peinerait à déceler dans leurs plis la vanité qui occupe les lettres des écrivains s'adressant réciproquement leurs phrases.
Les deux auteurs évoluent dans les mêmes cercles, ils créeront ensemble la revue "Empédocle", mais ce qu'ils préfèrent échanger se résume en paysages, en descriptifs d'itinéraires et en grandes bourrasques de courage, lorsque l'un ou l'autre fait mine de baisser les bras. Ce qui n'arrive pas, bien sûr. Ils en sont radicalement incapables et ceci les rapproche mieux que tous les exercices de style. Pour la prose, ils s'adressent leurs manuscrits, l'un conservant précieusement celui de l'autre et c'est là une garantie de survie.
Albert Camus voit en Char un terrien, l'enraciné du Vaucluse, ce en quoi il ne se trompe guère, mais il va plus loin encore : Char sera chargé par Camus, toujours et encore, de lui trouver des logis... jusqu'à ce que mort s'ensuive. Autant dans les alentours de L'Isle-sur-la-Sorgue où vit Char, "qu'au pied du Lubéron, la montagne de Lure, Lauris, Lourmarin, etc. (...) Vous imaginez sans doute ce qui peut me convenir. Une maison très simple, quoique grande (j'ai deux enfants et je voudrais y loger ma mère, de temps en temps), le plus écartée possible, meublée si possible, plus commode que confortable, et devant un paysage qu'on puisse regarder longtemps." C'est l'une des toutes premières lettres de Camus à Char, datée du 30 juin 47 et déjà Camus prend Char pour une maison accueillante et généreuse, qui tient debout, bien solide et rude aux intempéries. Plus tard c'est à Paris qu'il envoie Char lui trouver un toit. Et toujours Char accepte sans questionner et toujours il se met en quête, tel un recéleur insatiable de maisonnée heureuse.
Il cherchera jusqu'à la fin, jusqu'à l'accident de voiture qui tuera Camus, de retour de Lourmarin où justement séjournait Char, lequel traquait sans doute encore quatre murs parfaits qui n'emprisonneraient pas Camus. "Epouse et n'épouse pas ta maison", écrit Char dans les Feuillets d'Hypnos (34). Les oiseaux peints par Braque survolent d'un jet d'ailes la correspondance des deux planeurs, tout à la fois esprits contemplatifs et hommes de résistance.
Parfois, au détour d'une lettre, on est plié malgré soi dans un éclat de rire comme ce lundi-là que Franck Planeille, auteur de la stimulante édition des correspondances Char/Camus, situe en 1948. Char écrit à Camus : "Cher ami, connaissez-vous l'histoire de ce pigeon voyageur tellement en retard sur l'horaire de son retour et qui répondit à qui l'interrogeait aussi sur la cause de ses plumes crottées : 'je suis revenu à pied...' ?"
Jérôme Prieur, René Char, nom de guerre Alexandre (extrait) © arte vod
Jérôme Prieur a pour sa part approché sa caméra de René Char dans un film hypersensible, René Char, nom de guerre Alexandre, réalisé avec la boîte à outils qu'on lui connaît, celle qui lui avait déjà servi à colmater, affûter et laisser libre cours à son Proust fantôme, qui était un livre, soit, mais aussi un film sans images palpables, sinon à fleur de prunelle. Son René Char, nom de guerre Alexandre est bâti à mi-voix et bas bruit, avec pondération et sens aiguisé des contours pour mieux plonger au coeur de l'image et du texte. En retrait, sans jamais amorcer une intrusion, il épelle les mots, écoute les stances et la voix de Char, rapte de-ci de-là quelques images filmées par Michel Soutter - vers la haute stature du poète -, revisionne et imagine Céreste, ce village des Basses-Alpes où le Capitaine Alexandre, c'est-à-dire Char résistant, dirigea la Section Atterrissage-Parachutage (SAP) pour l'Armée Secrète.
Jérôme Prieur ne force aucune lecture contraignante, il étend juste un éventail de cartes photographiées où l'on reconnaît des sourires et des corps de femmes, des manuscrits approchés au plus près de l'oeil de la caméra, des amis de lutte, des visions de guerre ou d'abondance fantasmée, comme dans cette cantine du Camp des Mille que Char ne vit pas, mais où Prieur fait frire sur sa pellicule des rêves de festin, dessinés par les prisonniers d'alors dans leur cantine misérable, le ventre bien plus creux que vide.
Puis Jérôme Prieur continue de regarder dans les yeux des proches de Char qu'il côtoie en images, dans une manière de conversation entamée aux détours des chemins. Il croise ceux qui furent assassinés par les miliciens et ceux qui survécurent. Parmi les morts, on saisit l'un d'eux qui manqua à Char, on le sent bien, toute sa vie : Roger Bernard, jeune poète abattu le 22 juin 1944 et dont il édita après guerre le livre posthume préfacé par ces mots :"Affres, détonation, silence. Cher Roger, On n'écrit pas aux morts... à peine aux disparus, mais tu étais poète..." On comprend alors comment et pourquoi Camus, à la suite du jeune poète Roger Bernard, est devenu le dépositaire de certains manuscrits de Char et inversement.
Prieur, louchant pour mieux y voir, approche l'encre de Char jusqu'à en imprégner son négatif et frôle le papier jusqu'à la brûlure. Il finit par saisir un bout de plan, une séquence de vie qui remue dans la nuit : comme un repérage pour Le Cancer au pays natal, ce film dont Char rédigea le scénario maintes et maintes fois sans jamais le porter à l'écran. D'un épisode rejoué pour les actualités de la fin de la guerre, il donne l'humeur de pellicule de ce qu'aurait pu être le film de Char. C'est un moulage cinématographique d'une extrême subtilité, comme si l'on grattait un bout d'actualité filmée pour pénétrer un film amorçant à peine son mouvement.
Char tenta à d'autres reprises de relancer le dé du cinéma, comme l'évoquent les deux catalogues dédiés à Char, l'un signé par Marie-Claude Char, Pays de René Char, l'autre édité par la Bibliothèque nationale de France à l'occasion de l'exposition qui lui est consacrée jusqu'au 29 juillet 2007.
Si les deux ouvrages collectent de multiples documents, souvent précieux aux yeux des amateurs, on retiendra le caractère complice et plutôt vif du Pays de René Char, dessiné par Marie-Claude Char, à l'image de cette évocation si aisément perceptible des Névons, la demeure familiale du poète : "L'intérieur des Névons est bourgeois et désuet : une allégorie du commerce et de l'industrie peinte au plafond, une pendule ancienne, et dans ce salon aux fauteuils et canapés fleuris, un monde bien sage tient la conversation à l'heure du thé autour de Madame Char avec, à ses côtés, la petite Emilienne et sa soeur aînée, déjà une jeune fille, Julia, sous le regard du père dont l'imposant portrait orne le mur. Pas d'électricité dans la maison, des lampes à pétrole. Un bec de gaz, face à la grille du jardin, éclaire le soir. Lorsqu'il s'éteint, le village est plongé dans l'obscurité, obligeant les passants à se déplacer avec des lanternes".
Enfin, comme base et comme sommet, on se référera avec plaisir à l'édition remise à jour du Quarto très complet consacré à René Char par Marie-Claude Char chez Gallimard, recueil qui compile entre autres la période surréaliste du poète, alors lecteur de Sade et de Bataille, auteur de poèmes drus, zébrés d'une violence de vivant.
"L'air que je sens toujours prêt à manquer à la plupart des êtres, s'il te traverse, a une profusion et des loisirs étincelants." (Lettera amorosa)
Isabelle Rabineau



Albert Camus & René Char
Correspondance 1946-1959

Edition établie, présentée et annotée par Franck Planeille
Gallimard 2007
20 euros
René Char, Feuillets d'Hypnos, dossier et notes réalisés par Marie-Françoise Delecroix, lecture d'image par Alain Jaubert, Gallimard, folioplus classiques 2007, 3,50 euros
René Char, Lettera amorosa, ill. de Georges Braque et Jean Arp, Gallimard, Poésie 2007, 6 euros
René Char, Dans l'atelier du poète, éd. de Marie-Claude Char, Gallimard, Quarto 2007, 27,50 euros
Marie-Claude Char, Pays de René Char, Flammarion 2007, 45 euros
René Char, sous la dir. d'Antoine Coron, BnF / Gallimard 2007, 49 euros



Jérôme Prieur
René Char, nom de guerre Alexandre

DVD arte vidéo 2007
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