La justice sociale

Publié le 21 juillet 2020 par Raphael57

Justice sociale : voilà une expression sur toutes les lèvres, en particulier celles des politiques. Ce faisant, elle se retrouve nécessairement galvaudée au point de désigner parfois l'exact contraire de son sens original, façon novlangue orwellienne. Dans ce billet, il n'est pas question de faire de longs développements comme j'en avais fait pour la démocratie et la citoyenneté, mais plutôt de donner aux lecteurs quelques clés qui lui donneront envie d'approfondir le sujet.

Verbatim

Voici quelques déclarations et discours concernant la justice sociale, qui montrent combien la notion est malléable !

 * feu le Premier ministre Edouard Philippe

 * les gilets jaunes, mouvement sur lequel j'avais beaucoup écrit (voir ici ou là)

Parmi ceux qui appellent de leurs vœux la justice sociale, l'on pourrait également citer Tony Blair, Emmanuel Macron, François Fillon, François Hollande, Angela Merkel et même Donald Trump (parfois)... Rappelons que dans l'univers totalitaire évoqué par George Orwell dans son roman 1984, la langue a été attaquée dans ses fondements en ce qu'un novlangue s'est substitué à elle et permet désormais de vider de leur sens les mots. Cela dans le but de produire une vidange complète des cerveaux, que l'on pourra ensuite facilement remplir avec les slogans vides du Parti unique. Et si le Parti unique prenait désormais la forme de la bien-pensance ?

La justice sociale

La notion de justice sociale apparaît dans le débat politique au XIXe siècle, dans un monde dominé par la notion de classes sociales, sous la plume notamment de John Stuart Mill ("la société doit traiter également bien tous ceux qui sont également bien mérité d'elle"), et désigne l'association de la justice et de la solidarité. Alfred Fouillé (L’idée de justice sociale d’après les écoles contemporaines), Léon Bourgeois (Solidarité) et Émile Durkheim poseront des jalons importants dans la construction de l'État social moderne.

Mais ces concepts se retrouvent bien entendu depuis l'aube de l'humanité. Ainsi, Aristote avait déjà compris qu'au-delà du couple justice commutative (à chacun la même part) et distributive (à chacun selon son dû), la Cité ne pouvait survivre sans une forme de réciprocité proportionnelle (Éthique à Nicomaque) : "c'est en effet parce que l'on retourne en proportion de ce que l'on reçoit que la Cité se maintient". Vision qui n'est pas sans rappeler ce célèbre sermon de Bossuet intitulé De l'éminente dignité des pauvres, dans lequel on pouvait lire : "Quel est le fardeau des pauvres ? C’est le besoin. Quel est le fardeau des riches ? C’est l’abondance".

Les néolibéraux, quant à eux, iront jusqu'à nier l'existence même de la justice sociale au nom de la liberté individuelle et du marché libre ! Ainsi, Hayek écrivait-il dans Le mirage de la justice sociale que ce concept est inspiré par "une nostalgie nous rattachant aux traditions du groupe humain des origines, mais qui a perdu toute signification dans la Société Ouverte des hommes libres". Bref, la justice sociale ne serait en fin de compte qu'un fantasme d'hommes incapables de comprendre que "les seuls liens qui maintiennent l'ensemble d'une Grande Société sont purement économiques"...

Un tantinet moins provocateur, mais toujours très attaché à l'homo œconomicus, l'on trouve la théorie de la justice de John Rawls, qui déduit de la fiction du "voile d'ignorance" deux principes fondamentaux : le principe de liberté et le principe de différence, ce dernier légitimant les inégalités sociales sous certaines conditions.

Dans tous les cas, on reste dans l'abstraction (individuelle) - alors que la justice sociale est par nature une construction morale et politique, donc collective - et l'on ignore splendidement l'histoire des conquêtes sociales !

La force d'une idée

Pour finir, je me devais de citer Alain Supiot, spécialiste de la justice sociale. On lui doit notamment un passionnant petit livre intitulé fort intelligemment La force d'une idée, dans lequel il préface le texte d'Alfred Fouillé cité plus haut en brossant à grands traits - mais avec une grande rigueur intellectuelle - l'évolution du concept de justice sociale. 

P.S. L'image de ce billet provient du blog FO retail distribution.