[Critique] LE LAURÉAT

Par Onrembobine @OnRembobinefr

[Critique] LE LAURÉAT

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Titre original : The Graduate

Note:

Origine : États-Unis

Réalisateur : Mike Nichols

Distribution: Dustin Hoffman, Anne Bancroft, Katharine Ross, William Daniels, Murray Hamilton, Elizabeth Wilson…

Genre : Comédie/ Drame

Date de sortie : 4 Septembre 1968

Le Pitch :

Diplôme en poche, Benjamin Braddock regagne le nid familiale en Californie. Mme Robinson, l’épouse d’un associé de son père, lui fait des avances et débute alors une relation qui prend une tournure encore plus délicate lorsque, après que M. Robinson ait présenté leur fille Elaine à Benjamin, ce dernier en tombe amoureux…

La Critique de Le Lauréat :

Les sorties cinéma aux États-Unis en 1967 reflètent bien le tournant amorcé par la société américaine : d’un côté, les films « à papa » inoffensifs et désuets, tels que L’Extravagant Dr Dolittle, Camelot ou le Bond ronronnant On ne vit que Deux Fois. Et de l’autre, des productions à la forme et au contenu résolument contemporains, en rupture avec ces produits Hollywoodiennes policés et gentiment bourgeois. Le Lauréat, aux côtés de Devine qui vient Diner Ce soir, Dans la Chaleur de la Nuit ou Bonnie & Clyde plonge sous la surface du rêve américain pour l’épingler et lui régler son compte, tout du moins en révéler le vrai visage.

Le Lauréat a beau être un film conscient de son propos et agissant comme un loup déguisé en mouton pour infiltrer la bergerie, il ne représente pas une prise de risque énorme pour la MGM qui alloue le budget très confortable pour l’époque de 3 millions de dollars, dont un salaire record à l’époque de 150,000 dollars pour Mike Nichols, metteur en scène de théâtre réputé qui signe là son second film après Qui a peur de Virginia Woolf ? un an plus tôt. Bien en prit au studio du lion puisque le film remporta plus de 100 millions rien qu’aux États-Unis en première sortie et recevra 7 nominations aux Oscars: meilleur film, meilleur acteur (Dustin Hoffman), meilleure actrice (Anne Bancroft), meilleur second rôle féminin (Katherine Ross), meilleur scénario, meilleure photographie et enfin meilleur réalisateur; cette dernière catégorie étant au final la seule récompense obtenue. Le Lauréat est donc à la fois un succès public et critique, même si un fort vent contraire souffla du côté de Pauline Kael et Roger Ebert, les critiques américains les plus influents (et pertinents) qui fussent.

Hippie Hippie Hourra !

Une des premières décisions prises par Nichols est de demander au duo Simon & Garfunkel d’écrire la bande-originale du film. Une nouveauté car l’utilisation de chansons dans le cinéma hollywoodien était jusqu’alors traditionnellement intradiégétique. Malheureusement, Paul Simon, trop occupé par les tournées et les enregistrements, se contente de céder quelques titres existants mais décide également d’adapter une chanson encore en cours d’écriture, consacrée à… Eléonore Roosevelt. Le titre devient « Mrs Robinson » pour coller au personnage du film et le reste fait parti de l’histoire, et aussi du best-of des partitions de guitare folk!

La chanson n’est pourtant très présente et c’est The Sound of Silence, repris à plusieurs reprises dans le film, qui incarne le mieux l’esprit du Lauréat et reflète les angoisses existentialistes de Benjamin Braddock et sa génération. Le texte évoque notamment l’incommunicabilité entre les groupes et les personnes (« people speaking without talking, people hearing without listening », mais le silence du titre ramène aussi à la vacuité d’une société qui continue d’aduler des veaux d’or (« And the people bowed and prayed to the neon god they made »). La chanson se veut avant tout un appel à l’éveil des consciences, un cri que Benjamin Braddock ne peut formuler dans le carcan social et familial.

Un poisson nommé Braddock

Le projet de mise en scène de Mike Nichols vise à montrer l’aliénation de son personnage principal, sa solitude au sein d’un univers auquel il étouffe – la classe moyenne, ses bonnes manières et ses bonnes mœurs d’apparat. Benjamin Braddock veut vivre, exister mais il ne le sait peut-être pas lui-même.

Le Lauréat s’ouvre sur un gros plan de Braddock fixant le vide. La caméra opère un zoom arrière et révèle l’habitacle d’un avion de ligne, espace hermétique s’il en est. Dans le brouhaha ambiant, Braddock reste imperturbable, comme un spectre dans une autre dimension. « The Sound of Silence » démarre et on enchaîne sur le générique, un travelling latéral suivant Braddock en plan-séquence sur le trottoir mécanique de l’aéroport. Le plan défile de gauche à droite, impliquant un retour en arrière plutôt qu’une avancée (par rapport au sens de lecture occidental). Le personnage est pourtant fixe dans le cadre et l’espace: c’est le monde qui se déplace et le déplace, il n’est pas acteur de sa vie. Cette inertie et la difficulté d’avancer sera à nouveau illustrée vers la fin du film, lorsque Braddock court retrouver sa dulcinée: le plan démarre avec une longue focale sur le personnage se dirigeant vers la caméra, mais à mesure qu’il se rapproche, on raccourcit la focale, donnant l’impression qu’il court sur place.

Dès la fin du générique, on enchaîne sur un nouveau gros plan fixe de Dustin Hoffman, similaire au plan d’ouverture avec le regard perdu dans le vide, si ce n’est que cette fois, il fixe directement l’objectif et donc, le spectateur. Nous sommes dans sa chambre et derrière lui, remplissant l’arrière-plan, un aquarium. Braddock apparaît littéralement au fond de l’eau, le « monde du silence » justement comme l’appelait le commandant Cousteau. Sans changer d’angle ou la valeur du plan, le père de Benjamin fait irruption dans l’image, passe devant l’objectif, s’assoit sur le lit, tournant le dos au spectateur et masquant à moitié son fils. Arrive ensuite la mère qui, se tenant debout mais toujours de dos, achève d’obstruer le cadre de l’image. Non seulement le visage des parents ne nous est pas dévoilé durant cette introduction, mais leurs silhouettes restent floues, la caméra conservant le point sur Benjamin.

« Un peu de l’eau, de l’eau de pluie, de l’eau de là-haut »

L’aquarium annonce une thématique liée à l’eau. Dans la scène suivante, Benjamin et ses parents descendent au salon où des dizaines d’invités attendent le jeune diplômé pour fêter son glorieux retour. Nichols cadre le jeune homme en plan serré pour suggérer la claustrophobie du moment, et le suit à travers le salon, tentant d’échapper aux amis de ses parents qu’il ne semble même pas connaître mais qui cherchent néanmoins tous à se l’accaparer. Benjamin tente de leur échapper et sa fuite évoque un poisson virevoltant dans toutes les directions pour se frayer un chemin dans le ban de ses congénères; les conversations se confondent pour n’engendrer qu’un enchevêtrement de mondanités stériles. La seule réplique qui retienne l’attention, offrant le coup de grâce à un Benjamin aussi mal qu’un poisson hors de l’eau, provient d’un associé de son père qui lui prodigue en un unique mot LE conseil du siècle quant à son choix de carrière: « Plastique! ». Une perspective d’avenir aux antipodes des considérations d’un jeune garçon cherchant à s’émanciper du modèle paternel.

Benjamin regagne alors sa chambre et on le retrouve contemplant son aquarium, mais cette fois, il se tient derrière et non plus devant, apparaissant comme sous l’eau, noyé, et contemplant un scaphandrier en plastique au fond de cet océan miniature. Renforçant encore cette impression de vivre en apnée, c’est un équipement de plongée que ses parents lui offrent pour son anniversaire. Lorsque Benjamin l’enfile pour pour un test de plonger dans la piscine, c’est donc toute la pression familiale qui l’entraîne vers le fond.

Nichols montre aussi Benjamin dans la piscine, dérivant allongé sur un matelas gonflable. Ne sachant que faire de son été, il se laisse porter, il reste passif, oisif – perdu. L’eau n’est pas que synonyme de suffocation – elle peut nous porter si on la laisse faire. Mais elle ne nous emmène pas loin sans impulsion.

L’eau est protéiforme et on la retrouve sous forme vaporeuse lorsque la mère de Benjamin vient lui parler dans la salle de bain pour savoir ce qui le tracasse. La pièce est remplie de buée et de condensation. Évidemment, le jeune homme troublé tient à conserver son secret.

C’est encore l’eau, mais de pluie, qui accompagne deux scènes tendues dramatiquement: lorsque Benjamin confronte tour à tour Madame Robinson, blessée et jalouse que son jeune gigolo puisse tomber amoureux de sa fille, puis Monsieur Robinson, qui vient régler ses comptes avec lui après avoir découvert la liaison entre Benjamin et son épouse.

L’élément aquatique se montre tout à la fois étouffant, protecteur ou réconfortant mais jamais épanouissant. Benjamin comprend qu’il est vraiment amoureux de la fille des Robinson, Elaine, et il accourt pour interrompre in extremis le mariage de celle-ci avec un un jeune homme du type « gendre idéal » qu’elle a rencontré à l’université après sa brouille avec Benjamin. Ce dernier intercède durant la cérémonie pour qu’Elaine renonce à la raison pour suivre son cœur et s’enfuir avec lui. On voit Benjamin au balcon de l’église, martelant une paroi vitrée pour attirer l’attention d’Elaine. Une fois de plus, l’image évoque un aquarium, mais celui est vide et ses appels inaudibles évoquent le mutisme d’un poisson appelant à l’aide vivant ses derniers instants. Sa vie se joue à cet instant: soit Elaine choisit de partir avec lui pour une vie de bohème, soit il finira sa vie dans le bocal social auquel ses parents le prédestinent.

Tous ces effets de mise en scène, aussi sophistiqués soient-ils, ne prennent pour autant jamais le dessus sur les personnages ou le plaisir premier du spectateur. Et si le personnage de Benjamin distille un sentiment d’exaltation lorsqu’il décide de « vivre », le film possède néanmoins une face plus sombre et dramatique. Si Dustin Hoffmann tient bel et bien le rôle principal dans le film, la Mme Robinson incarnée par Anne Bancroft apporte un contre-point intéressant.

PHOTO 2

« Être une femme libérée, tu sais c’est pas si facile »

Dans le numéro de Mars 2020 du magazine anglais Empire, le journaliste Ian Nathan écrit très justement que « Le Lauréat est la comédie de Benjamin Braddock et le drame de Mme Robinson. Il doit affronter son avenir et elle doit affronter son passé »

Mme Robinson est une belle quinquagénaire, triste, désabusée, qui voit (et boit!) le verre à moitié plein. En séduisant Benjamin, elle cherche au fond à retrouver l’ivresse de la jeunesse. Elle se présente d’abord comme une prédatrice, qui n’a que faire des règles et de la morale.

Lors de la réception inaugurale du film, elle est la seule à ne pas adresser la parole à Benjamin, mais ne manque pas de le dévorer des yeux. Lorsque celui-ci remonte dans sa chambre, elle l’y suit, bravant déjà une règle tacite tombée en désuétude considérant qu’une chambre est un sanctuaire quasi-sacré. Sa simple présence suffit déjà à mettre Benjamin mal à l’aise. L’âge et l’autorité de Mme Robinson lui donnent d’office l’ascendant sur sa proie et elle prend plaisir à jouer avec Benjamin, le mettre dans des situations inconfortables. Telle une veuve noire, elle tend sa toile méthodiquement. Plus Benjamin se débat, plus il est pris au piège.

Ce comportement de « cougar » avant l’heure (l’expression ne sera inventée qu’aux alentours de 2010) est appuyé par la décoration du salon des Robinson, parsemé de plantes luxuriantes évoquant la jungle sauvage, et la garde-robe de la dame, qui fait la part belle aux imprimés animaliers: panthère, léopard, zèbre,…

La problématique d’une relation symboliquement incestueuse n’est jamais soulevée par le film, bien que Benjamin finisse par coucher avec Mme Robinson et Elaine (NDR: pas en même temps évidemment!). Tout inconfort à la description des rapports à l’écran entre Benjamin (supposé avoir 22 ans) et Mme Robinson (la cinquantaine) est tout d’abord évité car au moment du tournage, Dustin Hoffmann a 30 ans et Anne Bancroft, en fait maquillée de façon à paraître plus âgée, n’est que de six ans son aînée

De plus, les deux relations sont traitées presque indépendamment; Elaine aurait tout aussi bien pu ne pas être la fille de Mme Robinson que cela n’aurait rien changé au développement de Benjamin. Car en choisissant la fille plutôt que la mère, il fait avant tout le choix d’aller de l’avant. Il ne peut sauver les vies gâchées par un système et des codes dont il cherche à s’extirper.

Mme Robinson lui avoue avoir été contrainte d’abandonner ses études d’art parce qu’elle était tombée enceinte d’Elaine par accident et que la morale lui imposait d’épouser le géniteur. Elle aussi a rêvé de s’émanciper de l’étroitesse d’esprit de son milieu mais elle s’est brisée les ailes. Si elle peut voir en Benjamin (et l’aimer pour ça) ce même désir de ne pas se laisser enfermer, lui en revanche voit en elle l’éventualité de l’échec, c’est à dire l’insupportable compromis moral et social.

Le plan final du film illustre parfaitement cette fuite en avant vers un futur indéfini certes, mais libre. On peut aussi, à l’instar de Roger Ebert dans sa critique du film à sa sortie, se demander cyniquement « combien de temps il faudra à Benjamin avant d’abandonner ses idéaux et ses rêves de liberté et trouver un emploi dans l’industrie plastique ? »

En Bref…

À la sortie du Lauréat en 1967, la critique du New-York Times Pauline Kael apprécia la première partie du film mais reprocha à la seconde de s’adresser de façon trop démagogue aux adolescents en cédant au mélo et à un discours anti-establishment. Un avis qui se défend mais qui n’enlève rien à ce film séminal qui inspirera (consciemment ou pas) les chroniques adolescentes de John Hughes dans les années 80 (lire par exemple l’article sur The Breakfast Club ici) dans lesquelles les angoisses existentielles de cet âge que l’on dit injustement « bête » ou que l’on associe trop hâtivement à l’insouciance.

Le Lauréat reste un film moderne, beaucoup plus actuel dans sa thématique que ne laisse supposer son âge – la définition même d’une oeuvre classique. L’American Film Institute ne s’y est pas trompé en incluant le film à la 7ème place de sa liste des 100 films les plus importants du cinéma américain parue en 2000.

(ps : le film sera toutefois rétrogradé à la 17ème place lors de la révision de la liste en 2010)

@ Jérôme Muslewski

Crédits photos : United Artists