Tout va très bien !

Par Zorglub

«[…] Le confrère Touvabienovitch, revêtu lui aussi d’une blouse fort crasseuse… ni plus ni moins que les autres membres du personnel… ne me fit grâce d’aucun détail, d’aucun tournant de cette immense installation, d’aucun service spécialisé. J’ai tout vu, je pense, bien tout vu, tout senti, depuis le cagibi des piqûres, jusqu’aux oubliettes tabétiques, de la crèche aux essaims de mouches, jusqu’aux quartiers pour hérédos. Ces petits-là, syphilis infantiles, semblaient entre autres fort bien dressés, préalablement, ils m’attendaient bien sages, au passage, ils devaient jouer pour les rares visiteurs toujours le même rôle, la même petite comédie… Ils m’attendaient au réfectoire… attablés devant autant d’écuelles, par groupes, par douzaines, en cercle, tondus, verdâtres, bredouillants hydrocéphales, une bonne majorité d’idiots, entre 6 et 14 ans, enjolivés pour la bonne impression de serviettes, très crasseuses, mais très brodées… Figuration.

A notre entrée, ils se dressèrent tous d’un seul jet, et puis tous ensemble se mirent à brailler quelque chose en russe… la sentence ! « Tout va Très Bien ! … Nous sommes tous Très Bien Ici » Voilà ce qu’ils vous disent confrère ! Tous…

Toutvabienovitch avait des élèves dans le coin… d’ailleurs il se fendait la pêche, ce confrère est un des rares Russes que j’ai vu rire pendant mon séjour à Leningrad.

Voilà nos femmes de service ! nos infirmières du service !… On aurait pu, avec un peu d’attention… les distinguer, les reconnaître parmi les malades, elles semblaient encore plus déchues, navrées, perclues, fondantes de misère que tous les malades hospitalisés… Elles vacillaient toutes, littéralement entre les parois du couloir, exsangues, décharnées, croulantes en guenilles… d’un bord crasseux sur l’autre.

  - Combien gagnent-elles ?…

  - 80 roubles par mois… (une paire de chaussures coûte 250 roubles en Russie) … Et puis, il a ajouté, en surplus (dans son tonnerre habituel), mais elles sont nourries ! confrère, nourries !…

Il se bidonne ! Tout va très bien ! qu’il vocifère. Mais le meilleur de cette visite c’était pour la fin ! Les traitements gynécologiques !… la spécialité de Touvabienovitch. le bouquet ! … Un bazar, une collection, une rétrospective d’instruments, d’antiquités ébréchées, tordues, grinçantes maudites… qu’on ne trouverait plus qu’au Val-de-Grâce, dans les cantines et les trousses du baron Larrey, avec bien du mal… Pas un broc, un trépied, une sonde, pas le moindre bistouri, la plus courante pince à griffes, de cette répugnante quincaille rien qui ne date au moins des Tzars… des vraies ordures, un fouillasson bien déglingué de saloperies innommables, tessons rongés, sublimés, pourris de permanganate à ce point qu’aux Puces personne n’en voudrait… les rabouins refuseraient sans appel… pas la valeur du transport en voiture à bras… une poubelle très décourageante… Tous les plateaux, corrodés, écaillés jusqu’à l’envers… macérés… je ne parle pas du linge, des trous et de la merde…

Toutvabienovitch, dans cette zone, il était aux anges… C’était sa consultation ! le moment de son art !… Retroussant ses manches, il se met en devoir aussitôt, et le voici qui fonctionne ! Les culs partout se ressemblent. Les malades attendent leur tour… une ribambelle pour grimper sur le chevalet. Les étudiants, un peu abrutis, un peu boutonneux, un peu malveillants, comme tous les étudiants du monde prennent de la graine… il s’agissait de farfouillages, de décollages des replis de grands suintements du vagin… du col… de tamponnements à pleine vulve, de pressurer les Bartholins… enfin la bricole ordinaire… le casuel glaireux des métrites… Toutvabienovitch s’en donnait… toujours cordial… bien pétulant… haut de verbe… à son affaire gaillardement. Il m’en promenait plein la vue… c’est vrai qu’il était habile… il manipulait fort crânement avec une rude dextérité tous ces attirails en déroute, ces annexes, ces purulences… en grande série un petit jet de permanganate et floutt ! … Je te plonge dans une autre motte la moitié du bras… en pleine fièvre il faisait rendre un peu les glandes… toujours pérorant… il se secouait à peine les doigts… et floup ! fonçait dans la prochaine… pas une seconde de perdue… comme ça !… mains nues !… velues… dégoulinantes de jus jaune… sans doigtier absolument…

Je voulais pas du tout le gêner… paraître indiscret, mais quand même je voulais savoir… Quand il a eu trifouillé comme ça des douzaines de vulves, j’ai fini par lui demander :

   - Vous ne portez jamais de gants ?…

  - Oh ! pas la peine !… pas la peine confrère ! Ici Tout va Bien ! Tout va Parfaitement !… et de se gondoler… de plus en plus drôle… en pleine forme… Bien sûr que c’était pas de sa faute si le caoutchouc manque en Russie… Il profitait du voisinage pour regarder un petit peu dans le trou du cul… Il cherchait là aussi les gonos en bringue dans le pot de lentilles, les petits replis de l’anus. Il jetait d’abord un peu d’eau et un peu de vaseline alentour, et puis encore du menthol, il grattait avec ses ongles… enfin une petite cuisine. Et puis tout de suite, immédiatement, il refilait dans la prochaine vulve… Il s’arrêtait à l’entrée, une pression sur les Bartholins… Il était tout à fait heureux quand ça rendait vert, un jus bien épais, bien lié… Deux, trois tampons. Tout va Bien ! Confrère ! Tout va Bien !… […]»

Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre, 1937.


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