Jorge Luis Borges – 1964

Par Stéphane Chabrières @schabrieres

I

Le monde n’est plus magique. On t’a quitté.
Tu ne partageras plus la lune claire
Ni les jardins indolents. Il n’y a plus une
Lune qui ne soit un miroir du passé,
Cristal de solitude, soleil d’agonies.
Adieu les mains réciproques et les tempes
Que l’amour rapprochait. Aujourd’hui tu n’as
Que la fidèle mémoire et les jours déserts.
Personne ne perd (tu répètes vainement)
Excepté ce qui n’a pas et n’a jamais eu,
Mais le courage ne suffit pas
Pour apprendre l’art de l’oubli.
Un symbole, une rose, te déchirent
Et une guitare peut te tuer.

II

Je ne serai plus heureux. Est-ce important ?
Il y a tant d’autres choses dans le monde ;
Un instant quelconque est plus profond
Et divers que la mer. La vie est brève
Et même si les heures sont très longues, une
Obscure merveille nous guette,
La mort, cette autre mer, cette autre flèche
Qui nous libère du soleil et de la lune
Et de l’amour. Le bonheur que tu m’offris
Et que tu repris doit s’effacer ;
Ce qui était tout doit devenir rien.
Il ne me reste que le goût d’être triste,
Cette vaine habitude qui me conduit
Au Sud, à certaine porte, à certaine rue.

*

1964

I

Ya no es mágico el mundo. Te han dejado.
Ya no compartirás la clara luna
ni los lentos jardines. Ya no hay una
luna que no sea espejo del pasado,

cristal de soledad, sol de agonías.
Adiós las mutuas manos y las sienes
que acercaba el amor. Hoy sólo tienes
la fiel memoria y los desiertos días.

Nadie pierde (repites vanamente)
sino lo que no tiene y no ha tenido
nunca, pero no basta ser valiente

para aprender el arte del olvido.
Un símbolo, una rosa, te desgarra
y te puede matar una guitarra.

II

Ya no seré feliz. Tal vez no importa.
Hay tantas otras cosas en el mundo;
un instante cualquiera es más profundo
y diverso que el mar. La vida es corta

y aunque las horas son tan largas, una
oscura maravilla nos acecha,
la muerte, ese otro mar, esa otra flecha
que nos libra del sol y de la luna

y del amor. La dicha que me diste
y me quitaste debe ser borrada;
lo que era todo tiene que ser nada.

Sólo que me queda el goce de estar triste,
esa vana costumbre que me inclina
al Sur, a cierta puerta, a cierta esquina.

***

Jorge Luis Borges (1899-1986) – El otro, el mismo (1964) – Poèmes d’amour (Gallimard, 2014) – Traduit de l’espagnol (Argentine) par Silvia Baron Supervielle.