(Prix) Un entretien autour de Louise Glück couronnée par le Prix Nobel de Littérature 2020

Par Florence Trocmé


La poète américaine Louise Glück vient d’être couronnée du prix Nobel de littérature. Elle est très peu connue en France, malgré sa popularité outre-Atlantique.
Un jeune traducteur, Romain Benini, travaille depuis des mois sur sa poésie et Poezibao a souhaité lui poser quelques questions, de manière à mieux faire connaître Louise Glück.
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Poezibao : Pouvez-vous nous dire comment vous avez « rencontré » Louise Glück, comment vous avez commencé à la lire, et ce qui vous a donné envie de la traduire ?
Romain Benini : C’est par hasard que j’ai découvert l’œuvre de Louise Glück, en lisant, abonné assidu que je suis, la New York Review of Books. Je me souviens très bien de cette première lecture : le texte était placé entre un article sur une histoire environnementale du détroit de Bering et un autre sur la biographie de la juge Sandra O’Connor. Je crois que malgré l’aspect anecdotique, il est intéressant de situer comme cela cette découverte : cela montre que l’esprit n’est pas vraiment préparé par le contenu de la revue à recevoir des textes qui ne portent pas sur une certaine actualité. Dès les premières lignes du poème « Afternoons and Early Evenings », ma lecture a changé. Il n’était plus question de chercher l’information et d’évaluer la portée des arguments, il n’y avait plus que ce texte que j’avais sous les yeux ; le bruit informatif qui l’entourait avait disparu ; chaque nouveau mot m’arrêtait et m’appelait à continuer. J’ai relu le texte de nombreuses fois, puis je l’ai traduit, pour l’envoyer à des lecteurs que je savais par avance intéressés. La traduction m’a procuré avec ce texte que j’admirais une forme d’intimité que je n’avais pas prévue.
Je me suis immédiatement procuré tous les textes de Louise Glück qui étaient disponibles. The Wild Iris (1992) d’abord, The Triumph of Achilles (1985) ensuite, puis Faithful and Virtuous Night (2014). Les autres suivirent. J’étais chaque fois surpris et fasciné. J’avais l’impression d’apprendre à chaque page des choses nouvelles. J’ai commencé à traduire Faithful and Virtuous Night (sous le titre Nuit de foi et de vertu), puis d’autres poèmes issus de différents recueils. Contrairement à ce qui paraît sans doute le plus évident, j’ai voulu traduire moins pour partager, dans un premier temps, que pour comprendre ce qui me saisissait si fortement à chaque lecture. Peut-être n’aurais-je jamais pensé à proposer ces traductions à qui que ce soit si deux poètes de la rédaction de la revue Place de la Sorbonne ne m’avaient pas encouragé dans mon projet : Laurent Fourcaut, et surtout Guillaume Métayer, que je tiens à remercier ici pour tous les conseils qu’il m’a prodigués. Je bénéficiais aussi du soutien et de la lecture d’un grand ami new-yorkais qui, dès mes premières pages avait accepté de me lire et de m’aider. C’est en avançant dans mes traductions qu’il est devenu évident qu’elles pourraient être lues par un public plus large. L’œuvre de Louise Glück était devenue pour moi une source constante de surprise, d’apprentissage et d’émotion : peut-être pourrait-elle faire le même effet, malgré les limites de toute traduction, à d’autres francophones ?
Poezibao : Louise Glück est pour ainsi dire inconnue du grand public français et même dans les milieux poétiques, son nom circule peu. Pouvez-vous nous la présenter, parler de la manière dont son œuvre est reçue aux États-Unis ou ailleurs dans le monde ?
Romain Benini : Je ne sais pas comment Louise Glück est reçue en dehors des États-Unis et de la France, je ne sais donc pas si sa méconnaissance est une spécificité française, même si je vois sur Internet qu’il existe plusieurs recueils entiers portés en espagnol, italien et allemand. Ce qui est sûr en revanche, c’est que l’ignorance de son œuvre par une grande partie du public français, y compris chez les lecteurs de ce qui est traditionnellement appelé poésie, est assez étonnante – d’autant plus, d’ailleurs, que certains avaient bien repéré cette œuvre majeure : deux revues au moins avaient permis de découvrir ses textes avant le prix Nobel, Po&sie, et Europe. Aux États-Unis, son œuvre est très célébrée depuis longtemps. Il est toujours difficile de dire si la reconnaissance institutionnelle peut être associée ou non à une reconnaissance plus large des lecteurs et je ne connais pas les chiffres des ventes de ses ouvrages, ni ceux des événements (lectures publiques, cours) qui transmettent ses textes, mais un degré de célébration aussi élevé que celui de Louise Glück, qui a reçu tous les prix les plus éminents qui existent outre-Atlantique, ne peut pas aller sans une certaine notoriété.
En France, on ne peut qu’être reconnaissants aux traducteurs Claude Mouchard, Raymond Farina, Marie Olivier et Nathalie de Biasi d’avoir essayé de la faire connaître. J’ai appris aussi qu’une traductrice comme Sabine Huynh s’y était intéressée, et je crois qu’il ne faut pas oublier les critiques qui, à l’instar de Christine Savinel, ont travaillé sur son œuvre.
Poezibao : Quelles sont les grandes caractéristiques de la poésie de Louise Glück ? Et dans quelle filiation la situeriez-vous, dans la poésie américaine ? Elle semble ignorée ici, en France, des nombreux traducteurs qui s’intéressent à la poésie contemporaine américaine. Est-elle en dehors des courants les plus progressistes ?
Romain Benini : Les grandes caractéristiques de la poésie de Louise Glück (il va sans dire qu’il s’agit de mon humble avis qui ne veut pas du tout faire autorité) : la sobriété, l’âpreté, la surprise, la profondeur. Ce dernier mot de profondeur n’est choisi que pour éviter de mettre complexité après simplicité ! Ces différentes qualités sont bien évidemment liées entre elles. Ces texte sont sobres, notamment parce qu’ils sont le plus souvent très concis et se développent en n’abandonnant que très rarement une grande économie de moyens. Cela va de pair avec l’âpreté : Louise Glück ne parle pas vraiment de sentiments ; il est rare que l’on puisse se dire qu’elle essaie « d’exprimer une émotion » ou « un sentiment intime ». Pourtant, elle parle de la mort, de la fin de l’amour, de la complexité des relations humaines, de la vanité de toutes choses, de l’effort perpétuel pour donner du sens à ce qui arrive et de l’échec auquel il se heurte trop souvent. Il ne s’agit pas de ce qu’un individu ressent mais de ce à quoi il est confronté. De ce qui précède on pourrait tirer l’idée qu’il s’agit d’une écriture froidement réaliste : il n’en est rien et à l’évocation des realia s’associe bien souvent une dimension mythologique ou onirique/merveilleuse – d’où la surprise ! La profondeur naît de la conjonction de tous les éléments précités, qui induisent une lecture à plusieurs niveaux et une perpétuelle interrogation sur le point auquel le texte dit le monde et la vie.
Louise Glück est couramment située dans la lignée des objectivistes américains. Elle a dit effectivement son admiration pour certains d’entre eux, comme George Oppen. Ce qu’on entend par son « objectivisme » est sans doute en partie la distance qu’elle prend vis-à-vis de l’énonciation lyrique grandiloquente et sentimentale, énonciation souvent associée à l’idée de « sincérité », et qu’elle caractérise notamment comme une « préférence pour l’abandon, pour le “moi” subjectif » (« Against sincerity », dans Proofs and Theories : Essays on Poetry, p. 41).
Pour le reste, je ne m’aventurerais pas à situer Louise Glück dans un courant et je ne saurais pas dire si ceux dont elle est proche sont progressistes ou non. Je crois savoir que le Süddeutsche Zeitung, sous la plume de Tobias Lehmkuhl, a vu en elle le succès de la poésie conservatrice, mais je ne saurais reprendre à mon compte ce jugement.
Poezibao : il semble y avoir très peu de traductions en français, mis à part ceux que vous citiez tout à l’heure. Vous l’avez de votre côté largement traduite et aviez un projet d’édition en attente, pour ne pas dire en sommeil, chez un éditeur. Est-ce que le prix va accélérer la publication du livre ? Est-il trop tôt pour dire chez quel éditeur, dans quel délai et quel(s) titre(s) vous avez traduits ?
Romain Benini : Il y a effectivement peu de traductions de son œuvre, et aucune à ma connaissance qui porte sur un recueil entier – encore moins sur plusieurs.
Ma propre traduction était en discussion avec un éditeur. Mais cela avait effectivement lieu avant que le prix Nobel soit décerné : l’éditeur a bien évidemment donné plus de place à notre dialogue et pourtant, les questions de droit étant ce qu’elles sont, je ne sais pas ce qui sortira de tout cela. J’ai traduit de nombreux textes encore mais ne suis pas en mesure de dire ce qui paraîtra ou ne paraîtra pas.
Poezibao : Louise Glück a-t-elle écrit autre chose que de la poésie ?
Romain Benini : À ma connaissance, Louise Glück a écrit, outre ses livres de poèmes, deux recueils d’articles consacrés eux-mêmes à la poésie et publiés respectivement en 1994 et 2017 : Proofs and Theories : Essays on Poetry et American Originality : Essays on Poetry.
Poezibao remercie Guillaume Métayer qui l’a mise en relation avec Romain Benini, très vite après l’annonce du prix Nobel de Louise Glück.
On trouvera ci-après, deux traductions inédites de Romain Benini.
Neige tardive
Pendant sept ans j’ai regardé la dame
D’à côté promener son compagnon vide. Un mois de mai il tourna la tête pour voir
Une chrysalide libérer sa créature de kleenex :
Il avait oublié ce que c’était. Mais quand il faisait bon elle
Lui faisait faire des allers et retours. Et chantait pour lui.
Il gargouillait depuis son fauteuil roulant, finalement
Il est mort l’automne dernier. Je pense que les oiseaux sont revenus
Trop tôt cette année. Les limaces
Ont été anéanties par la neige. Pourtant, quand même,
Elle n’était pas jeune elle non plus. Ça a dû lui faire mal aux jambes
De pousser son poids comme ça. Une neige tardive étreint
L’arbre des rouge-gorges. Je l’ai vue arriver. La maman dépérit sur ses œufs.
Louise Glück, Firstborn (1968), III [trad. Romain Benini]
*
Scilla
Pas je, imbécile, pas le moi, mais nous, nous – des vagues
de bleu ciel comme
une critique des cieux : pourquoi
chéris-tu ta voix
quand être quelque chose
c’est n’être presque rien ?
Pourquoi lèves-tu la tête ? Pour entendre
un écho comme la voix
de dieu ? Vous êtes tous les mêmes pour nous,
solitaires, debout au-dessus de nous, planifiant
vos vies idiotes : vous allez
où vous êtes envoyés, comme toutes choses,
là où le vent vous plante,
l’un ou l’autre d’entre vous regardant pour toujours
vers le bas et voyant quelque image
d’eau, et entendant quoi ? Des vagues,
et au-dessus des vagues, des oiseaux qui chantent.
Louise Glück, The Wild Iris (1992) [trad. Romain Benini]
On peut trouver ici une brève biographie et une bibliographie de Louise Glück.
Les lecteurs de l’anglais trouveront une notice plus complète ici.
Claude Mouchard a écrit un bel article pour la revue En attendant Nadeau
photo ©Sigrid Estrada/AP, source The Guardian