Il n'y a rien au monde de plus difficile que de donner au public des renseignements vrais sur les maladies des grands de ce monde : les renseignements officiels sont souvent inexacts, et les démentis pleuvent dru comme grêle sur le malheureux qui dit la vérité. Les lecteurs du Figaro se rappellent peut-être encore les démentis qui arrivaient régulièrement de Berlin quand nous donnions des nouvelles de Frédéric III, et pourtant c'était le Figaro qui était dans le vrai. Je me trouve actuellement dans la même situation ! Voilà deux mois que je sais à quoi m'en tenir sur l'état de l'impératrice Elisabeth. Mais c'est bien dur d'être le premier à dire qu'une femme est malade, d'incurable maladie. Et alors on hésite. Les journaux allemands n'ont pas de ces délicatesses : le Berliner Tageblatt d'il y a huit jours donnait, sur l'impératrice Elisabeth, de nombreux détails, faux pour la plupart, du reste. Il n'y a donc plus aucun inconvénient à dire aujourd'hui ce que l'on sait: il faut seulement promettre aux gens qui veulent bien vous dire la vérité qu'ils ne seront jamais nommés. Donc, les démentis peuvent pleuvoir, je n'y répondrai pas, puisque je ne pourrais le faire efficacement qu'en disant d'où je tiens ces nouvelles. En Autriche, où on en est encore au système du silence à tout prix (on l'a vu lors du drame de Meyerling que nous raconterons un jour), on se borne à télégraphier, à la date d'hier : « L'Impératrice et l'archiduchesse Marie-Valérie sont arrivées hier à Wiesbaden. » Il est vrai que l'impératrice Elisabeth est à Wiesbaden, mais il est vrai aussi qu'elle habite une villa située hors de la ville et que des agents de police défendent l'approche de la maison. C'est que l'infortunée Impératrice est atteinte de la même forme de maladie mentale qui avait assailli son cousin, le roi Louis de Bavière : elle ne veut voir personne. Un grand médecin de Vienne disait, il y a trois ans, de la souveraine : « Elle est très malade : elle est atteinte d'une maladie qui ne pardonne pas ; c'est une Wittelsbach.» Et il serait facile de prouver le dire du médecin. Il y a eu, depuis cent ans, vingt-sept cas de maladies mentales dans la famille de Bavière. En ce moment même, le Roi [Othon Ier de Bavière] est fou et plusieurs de ses parents ou alliés ont été atteints ou portent les signes de l'attaque inévitable. Il ne faudrait pas croire que l'Impératrice ne soit malade que depuis la mort de son fils. Voici plus de quatorze ans que la maladie a éclaté. L'empereur François-Joseph sait à quoi s'en tenir depuis 1880. 11 a désiré alors savoir la vérité tout entière : on la lui a dite. Les premiers symptômes ont été la manie du mouvement et les hallucinations. L'Impératrice est restée pendant des années entières sans vouloir coucher à la Burg de Vienne : elle voyait le spectre de Marie-Thérèse qui la poursuivait. Depuis la mort de Louis II de Bavière, les hallucinations avaient pris une forme spéciale et immuable. Louis II venait, et de son linceul sortait de l'eau en quantité si grande qu'elle inondait la chambre, qu'elle couvrait tous les meubles et qu'elle noyait l'Impératrice qui criait : « Au secours ! je me noie ! » Ces crises se terminaient régulièrement par un évanouissement. Puis le lendemain l'Impératrice allait mieux et reprenait le cours de ses promenades. Le séjour à Corfou fit, l'an dernier, le plus grand bien à l'Impératrice. Il n'y eut qu'une seule crise, pendant laquelle la souveraine déclara qu'elle voulait se retirer dans un couvent. Elle renonça bientôt à cette idée qui fut remplacée par la monomanie de Heine. Elle alla à Hambourg pour voir un portrait du poète. A ce moment se placent certains voyages faits incognito et sans préparatifs : encore un point de ressemblance avec Louis II. Quand l'Impératrice rentra à Vienne, elle déclara que son fils lui avait manqué de respect et refusa de le voir. Peu après arriva la mort du Kronprinz. Il est vrai que ce fut l'Impératrice qui apporta la nouvelle à l'Empereur; mais il ne la crut pas tout d'abord, il s'imagina que c'était là une nouvelle hallucination. Quelques heures plus tard, on était obligé d'enfermer la souveraine dans ses appartements intimes, car elle criait : « C'est moi qui ai tué mon fils !» C'est pour la calmer que l'Empereur, recevant une députation des Chambres autrichiennes, dit au président que « l'Impératrice avait été un soutien pour la monarchie dans ces jours de malheur. Dites-le à tout le monde, je serais heureux que l'univers entier le sache. » Peu après, la Cour partit pour Pesth, et la crise éclata dans toute sa force. L'Impératrice ne voulut plus recevoir ses médecins, on fut obligé de leur faire endosser des vêtements ecclésiastiques ; elle ne voulut plus manger, et on fut obligé de lui lier les mains. Puis, il y eut un moment de calme, on parla de partir pour Ischl. La malade déclara qu'elle n'irait pas si on la faisait passer par Vienne, « la ville maudite», comme elle l'appelle. Et on passa en dehors de la capitale. Il fut même ordonné aux chefs de gare d'éteindre toutes les lumières dans les stations devant lesquelles passait le train : la malade ne voulait pas voir de clarté, pour qu'on ne la vît point. Et le train s'en allait à toute vapeur, sombre et sans lumière! Maintenant la crise aiguë est passée ; la maladie suit son cours et est devenue un ramollissement du cerveau. La guérison est tout au moins improbable. Et le malheureux empereur François-Joseph pleure son fils et sa femme ! II n'y a pas, je crois, dans l'histoire, de destinée plus douloureusement tragique que la sienne. Mais je ne crois pas qu'il y ait dans le monde entier un être qui ne soit rempli de compassion pour cet homme, qui a toujours et en tout été malheureux !Jacques St-CèreLa propagation d'une légende
Invitation à la lecture
J'invite les lectrices et lecteurs que l'histoire des Habsbourg et des Wittelsbach passionne à découvrir les textes peu connus consacrés à mon ami le prince héritier Rodolphe réunis dans Rodolphe. Les textes de Mayerling (BoD, 2020).