(Hommage) à Franck-André Jamme (21 novembre 1947 - 1er octobre 2020), par Pascal Riou

Par Florence Trocmé


POUR FRANCK

Lever la main pour te saluer vivant, pleinement vivant. Ou douloureusement vivant, peu importe.  Ah oui, je l’aurais fait sans hésiter ! Dans l’évidence. Mais te rendre hommage parce que mort, parce qu’entré dans la gueule répugnante de la mort, toi si justement, si subtilement vivant, cela me paraît presque déplacé et je ne sais si tu l’aurais souhaité. Il me semble voir tes épaules se soulever à cette idée, ton visage esquisser un sourire narquois. Foutaise tout cela, jeu du monde, petite gloriole où l’on se console et congratule sans risque !
Pourtant je ne veux pas laisser un mauvais silence recouvrir quarante années de compagnonnage quasi invisible mais constant, ni laisser s’abattre l’oubli sur la voix, l’une des plus justes, des moins ronflantes et des plus sobrement audacieuses de notre temps.
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Tout aurait dû nous séparer, nous éloigner l’un de l’autre : les origines familiales, les choix de vie : à l’un l’aléa des bourses et des mécènes, à l’autre le cadre les contraintes de l’éducation nationale. Tout : les relations, les milieux fréquentés, les peintres aimés, l’Inde qui fascina l’un et qu’ignore l’autre, les gestes d’écriture : à l’un les longs poèmes, le lyrisme déployé, à l’autre la brièveté de la flèche, un théâtre minimal, tout intérieur, admirable de retenue. Tout aurait dû nous séparer et jusqu’aux lieux aimés, habités : vastes maisons de famille où les souvenirs affluent, petites pièces où tout est là pour resserrer l’attention. Oui tout. Mais voilà, nous nous retrouvions, nous nous écrivions et ce tout volait en éclat, se montrait pour ce qu’il est : juste un fantôme prétentieux en lieu et place de ce qui seul importe : l’affut, l’afflux de la Vie, la vraie vie oui, si souvent absente que c’en est épuisant, mais pourtant là, attendant, comme perce un rai de lumière sous la porte close, et frayant son chemin tel un souffle inattendu ou le passage, la voix d’une femme inconnue mais là, elle aussi, en nous, à côté de nous…
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Il n’était pas besoin de longs échanges, d’argumentations laborieuses, encore moins de vouloir prouver, d’avoir raison. C’était presque avant les mots, comme un claquement de doigts, un clignement d’œil au même moment, et sans justement s’être donné le mot. Oui c’est cela : les regards qui voient l’énergie en même temps dans, par exemple, une tache de Viakul, une petite tantrique, puis le geste qui la partage, mais aussi l’ironie partagée, elle aussi, de ceux  qui ne se la jouent pas trop : un peu de mondanité certes, business oblige, mais : Si peu de jolies femmes dans les rencontres littéraires !
La détresse aussi, à laquelle on ne s’habitue pas, malgré l’âge, les années, blessante toujours, la détresse face aux abrutis, aux violents : Le pouvoir des infâmes/ L’espoir assassiné des simples. Ce ravage insupportable de la beauté, de la bonté. Pas d’irénisme, ne pas se payer d’illusions sucraillées et au final mortifères. Et pourtant plus que tout, le passage fugace de la grâce, l’insaisissable, dans un rien : Femme sur le sentier/ Mains ouvertes/ Deux étoiles à cinq doigts, ou cette cafetière laissée à jamais fumante, là sur la table de tous les matins. Un matin, on laisserait sur la table une cafetière encore fumante. Pour toujours. Ce sont les mots qui concluent Instructions pour le prochain bal.
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Avec toi seul je crois avoir vécu cette quasi certitude d’être des contrebandiers de l’âme, sans trop de frontières, passant à gué la nuit, sans autre souci, sans autre chant que le mystère que nous sommes, son évidence, le secret limpide qui nous appelle. Et donc le poème comme salut et peu importe que par sa forme on le dise mantra, tablette, versets, que sais-je ! Mais salut, oui, à tous les sens du mot. Poèmes comme lucioles cachées dans l’herbe haute, traversant la nuit sans la troubler.
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Formidable ! Ce mot jaillissait parfois de tes lèvres, avec un sourire mêlant la révérence à quelque malice narquoise. Formidable ! Commencer par la louange, quand bien même tout le jeu du monde semble l’interdire.
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Alors ? Alors
La mort ne peut rien
Que venir
Farewell my friend, and Good luck for the rest of the night.
Nous passerons le sel, toujours.
Pascal Riou

NB1
Les passages en italiques sont extraits de ses poèmes.
NB 2
Le temps viendra où l’on lira ce que t’ont écrit les plus grands : Char, Michaux, Jabès et Bonnefoy, Jaccottet, Bhattacharya, Juarros aussi et les Américains. Tous ceux pour qui tu confectionnas ces merveilleux petits ouvrages, bâtis ces maisons d’édition, à peine des cabanes, aux noms alternant l’humour et le mot de passe.
photo ©Jean-Marc de Samie
Poezibao publiera prochainement un dossier de textes de Franck-André Jamme.