Géraldine MOSNA-SAVOYE Carnet de philo  (France culture)

Par Obadia

C'est un phénomène que j'ai remarqué, je ne sais pas s'il est généralisé et s'il relève réellement du phénomène, néanmoins je l'ai quand même remarqué : le fait de faire ses adieux aux réseaux sociaux.
La semaine dernière, par exemple, l'écrivaine Leïla Slimani a annoncé sur son compte Instagram, quelques jours après l'assassinat de Samuel Paty, ne plus vouloir utiliser ni Facebook ni Instagram, là où, je cite, "la haine s'étale sans filtre".

Et bizarrement, certains magazines n'ont jamais autant parlé de la présence de Leïla Slimani sur les réseaux sociaux qu'à partir du moment où elle les a quittés.
Qu'il s'agisse de raisons éthiques, politiques ou personnelles (ils nous prennent trop de temps ou d'énergie sans grand retour), désormais, on ne dit plus : "ça y est, j'ai un compte Twitter" ou "ça y est, je suis sur Insta", on prévient, sur ces mêmes réseaux, qu'on ne va plus les utiliser.

Pourquoi ? Autant je peux comprendre qu'on explique pourquoi on quitte une réunion ou une fête de famille (et encore), mais pourquoi faire ses adieux en bonne et due forme à des réseaux sociaux qu'on décrie et qui continueront, bien ou mal, à vivre sans nous ?

A la manière d'une rupture amoureuse

Certes, de la même manière qu'on dit au revoir quand on quitte un lieu, on se doit, au moins par politesse ou mieux par sincérité, de faire la même chose, même virtuellement, à des personnes bien réelles.

Mais ce n'est pas vraiment ce qui se passe dans ce genre de rupture socio-réticulaire (je ne sais pas si ça se dit) : on ne quitte pas des usagers individuellement, on quitte tout un réseau social, on rompt et on veut montrer qu'on rompt avec un milieu, des usages, des manières de faire, des tons et des pratiques, dans lesquelles on ne se reconnaît pas, dont on ne veut plus faire partie, qu'on ne veut plus cautionner.

Mais là est le paradoxe : pourquoi faire alors comme s'il s'agissait d'une rupture normale, entre deux personnes normales, dans une relation normale, j'entends par là : qui peuvent se comprendre malgré l'incompréhension, qui ont des choses à dire et à se devoir malgré le dégoût, qui, réciproquement et à égalité, peuvent partager les raisons de leur désamour ?

Car c'est tout le problème : que veut-on faire entendre à un réseau social qu'on quitte justement parce qu'il n'a rien d'une personne qu'on croit pouvoir encore raisonner ? pourquoi tenir à lui dire adieu comme on quitte l'amour de sa vie, en déclarant haut et fort que ça ne va plus, au lieu de le faire sans un bruit ?

Avoir le dernier mot

Ce qui est clair, c'est que ceux qui partent ont besoin de dire ce qui ne regarde qu'eux seuls, de faire entendre leur mécontentement voire leur dégoût. De marquer le coup, de tout balancer, de s'expliquer pour claquer la porte.
Mais qu'en attendent-ils en retour ? Un rabibochage ? Qu'on les rattrape ? Stopper la dérive des réseaux sociaux comme celle d'un couple en déroute ? Quitter le navire avant le naufrage ? Se sauver ou alerter ceux qui restent ?

Je crois que la réponse se trouve dans les Fragments d'un discours amoureux, et plus précisément dans le chapitre intitulé "Faire une scène". On ne fait pas de scène, nous dit Roland Barthes, pour atteindre la vérité, mais seulement pour avoir le dernier mot.

C'est très important ce dernier mot, car "conclure", "parler en dernier", selon Barthes, c'est :

"occuper une place souveraine, tenue, selon un privilège réglé, par les professeurs, les présidents, les juges, les confesseurs. (...) Tout combat de langage vise à la possession de cette place; par le dernier mot, je vais acculer l'adversaire au silence, le châtrer de toute parole".

Mais comment croire qu'en assénant ce dernier mot, celui qui part des réseaux sociaux pense pouvoir les faire taire ?
Certes, il aura eu le dernier mot, la place du juge ou du professeur, mais il n'aura prononcé, en fait, qu'un mot de plus dans une longue scène de ménage virtuelle...