(Note de lecture), Ishikawa Takuboku, Un Printemps à Hongo, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé


Ce livre d’Ishikawa Takuboku, publié par les éditions Arfuyen,  vient de recevoir le prix Clarens du Journal intime 2020.

Takuboku  jusqu’au bout


Ecrit entre le 7 avril et le 16 juin 1909, Un printemps à Hongo d’Ishikawa Takuboku, publié chez Arfuyen, a la particularité d’être écrit bien sûr en langue japonaise mais en caractères latins, tentative de Takuboku pour renouveler la forme de l’écriture de la poésie. En effet Takuboku pensait que la poésie avait le devoir d’ « être un compte-rendu exact, un honnête journal, des changements dans la vie émotionnelle d’un homme » comme le cite Paul Decottignies dans sa préface très fine mettant par exemple en rapport le poète japonais et Proust. Menant une vie très précaire, pauvre et tourmenté, Takuboku est en quelque sorte acculé à ne plus tenir compte que de ses ultimes besoins physiques mais aussi intellectuels qui sont pour lui arrivés à bout de souffle : il veut faire une brèche dans la littérature japonaise pour y trouver une issue pour lui mais aussi pour elle, trop alourdie de traditions. « Je cherche seulement l’apaisement » écrit-il tout en s’obstinant tout autant à trouver des solutions pour continuer à se supporter lui autant qu’à écrire. Très attaché à sa femme dont il est séparé pour des raisons pécuniaires, Takuboku vit une sexualité qui le harcèle, tombe amoureux d’une jeune geisha qui lui inspirera nombre de poèmes, il se trouve faible de caractère, mais a le courage de ne jamais rien éluder à ce sujet, il assume droit devant sa nature de poète qui n’a aucune excuse, un poète est un homme comme un autre et sa poésie doit en rendre compte de façon simple.
Inutilité de la poésie mais impossible de faire autrement qu’écrire les tankas (poèmes ancêtres du haïku) qui l’ont rendu célèbre. L’écriture d’un journal en caractères latins permet une sorte de dégagement de l’emprise d’un tradition lourde à tous points de vue, sociale, matrimoniale, littéraire. Ne se passant rien, lucide, rigoureux, Takuboku laisse là également un témoignage d’une grande exigence sur ses souffrances morales.
Les éditions Arfuyen éditent Takuboku depuis longtemps : Ceux qu’on oublie difficilement précédé de Fumées, L’Amour de moi, le Jouet triste. La parution de ce journal, traduit par Alain Gouvret en collaboration avec William English, témoigne de la fidélité d’un éditeur à un poète qu’on ne connaît toujours pas assez.
Né en 1886, Takuboku est une étoile filante puisqu’il meurt en 1912 après une vie courte mais très dense, reconnu tôt dans le milieu littéraire tokyoïte pour son talent. Sa santé est fragile, son statut social précaire, sa vie personnelle très difficile, ne pouvant se résigner à une vie familiale qui l’entrave tout en étant très attaché à sa femme et à sa fille. Atteint de tuberculose, il meurt à 26 ans, laissant son dernier recueil terminé, le Jouet triste.

Durant l’année 1909, il écrit ce journal Un printemps à Hongo, période de sa vie avant l’arrivée de sa femme, de sa mère et de sa fille venues le rejoindre, mettant fin à cette liberté dont il avait besoin autant qu’il la maudissait. Takuboku est un être pétri de contradictions, « à nourrir une anxiété sans force » dont il souffre énormément. Hongo est un quartier de Tokyo où il vit très chichement, souffrant du mépris social, cherchant constamment des moyens de subsistance, travaillant dans un bureau en ayant envie d’être chez lui pour y faire quelque chose sans savoir quoi, prenant jour de congé sur jour de congé : « je ne sais toujours pas ce que je suis censé faire ; mais derrière moi, il y a toujours ce « quelque chose à faire » qui me poursuit ». Quelque chose ? Quoi ? Écrire. Insatisfait, constamment déplacé en lui-même par tout et rien, quelque chose qu’il voit, fleur, nuage, ou ennemi potentiel : «  En dépit du fait qu’il y ait eu devant moi aucun ennemi de ce nom, j’ai passé ces cents jours continuellement en armes. Tout le monde sans exception me semblait être un ennemi ».
La fatigue voire un harassement certain le conduisant à l’apathie le cloue souvent sur son lit. En proie à des désirs qui le torturent, malgré son amour pour sa femme Setsuko « Pourquoi devrais-je être enchaîné à cause de mes parents, de ma femme, de mon enfant ? Pourquoi mes parents, ma femme, mon enfant devraient-ils être sacrifiés pour moi ? » Takuboku se rebelle souvent pour sauvegarder sa liberté mais aussi celle des autres, comme on le voit ici. De jour en jour, de semaine en semaine s’écrit ce journal plein d’autodérision, de lucidité, de tourments affectifs. L’écriture en caractères latins a certainement ouvert une possibilité d’air dans la langue japonaise. Mais aura-t-elle délivré ce jeune grand poète de sa détresse, rien n’est moins sûr.
Un pied dans le XIX ème s, un autre dans le XX ème, quasiment à égalité au niveau du temps (14 et 12 ans) Takuboku signe aussi une fin de romantisme et un début de récit du moi moderne. Le journal se termine par l’arrivée de sa famille, son monde était « flottant » mais il reste cette tentative éprouvante et forte de « changer la vie » comme dirait un autre un peu plus jeune que lui mais qui mourra trois ans avant la naissance de la comète Takuboku, Arthur Rimbaud.
Le jouet triste (qu’est pour Takuboku la poésie), qu’il faudrait relire APRÈS avoir lu le journal tant c’est en poésie son double, paraîtra après sa mort, recueil empli de la même tristesse, lassitude, dérision, impossibilité et désir. La mélancolie moderne au Japon commençait son œuvre.
Isabelle Baladine Howald

Ishikawa Takuboku Un printemps à Hongo, traduit du japonais par Alain Gouvret,
Arfuyen, 157 p., 16€